L'ouvrage
« Les économies politiques des pays émergents sont plurielles, les formes de leurs capitalismes le sont tout autant, tout comme les contestations de ces capitalismes réels : le masque de l’uniformisation ne doit pas nous leurrer, il y a des capitalismes ».
Dans cet ouvrage Joël Ruet propose une réflexion sur la notion d’émergence, à l’heure où, dans un grand basculement historique, les pays émergents ont dépassé les anciennes nations industrielles en pourcentage de la richesse mondiale.
Selon lui, l’émergence de ces nouvelles puissances économiques souligne trois faits majeurs qu’il faut décrypter :
1. leur développement puise à des racines riches et profondes (historiques, culturelles, sociales) ;
2. elles sont désormais insérées au cœur même de la machine productive mondiale ;
3. la relation industrielle qu’elles ont désormais au monde transforme toute la mondialisation.
Mais surtout, l’auteur défend l’idée que, loin de converger vers un modèle unique de capitalisme néolibéral, les systèmes économiques des pays émergents sont en réalité « non alignés » sur les systèmes capitalistes occidentaux. Les pays émergents proposent une grande diversité de voies de développement, des arrangements variés entre les traditions industrielles, les choix culturels, les interventions de l’Etat, l’organisation des sociétés. Toute l’ambition de l’argumentation est d’explorer cette variété et la transformation qu’elle opère dans le cadre des flux productifs et commerciaux de la globalisation qui imposent leur logique : « ce livre veut considérer que l’enjeu est plus fondamental, l’émergence produit autre chose, un autre monde, et (il s’agit) ici d’en décrire son socle, sa relation industrielle ».
Se déploient en effet des capitalismes nouveaux, où loin de répondre au mythe libéral d’un capitalisme séparé de l’Etat et de la société, on assiste plutôt aujourd’hui à des formes originales d’encastrement des logiques marchandes et des logiques étatiques. Joël Ruet constate en particulier que l’analyse du développement en termes de rattrapage, souvent usitée, n’éclaire guère la réalité du phénomène. C’est l’interaction entre les dispositions des sociétés, des Etats et les systèmes techniques qui explique la réussite ou l’échec des révolutions industrielles dans les pays émergents. Il n’y a donc pas de rattrapage à l’identique des sociétés occidentales, ou un rattrapage centré sur une seule classe moyenne, souvent introuvable, dans les émergents actuels, car chaque nation, de la Chine au Brésil, en passant par la Turquie et le Vietnam, puise des éléments dans la singularité de son histoire pour façonner son propre modèle de développement.
Ainsi, pour lui, « envisager l’émergence sous l’angle du sous-développement, de la délocalisation ou même sous l’angle d’un choc frontal à système mondial inchangé, constitue trois faces d’un même leurre ». L’auteur insiste notamment sur les voies politiques multiples que les pays ont choisies, entre libéralisme et socialisme, pour produire une multiplicité de modèles productifs dont le seul point commun serait l’intégration croissante dans la globalisation industrielle et commerciale.
Les théories traditionnelles du commerce international, celles de la convergence internationale des niveaux de vie uniforme et fondée sur les dotations initiales factorielles, sont donc largement insuffisantes pour comprendre notre mondialisation.
Un lien vers une note de lecture à propos du capitalisme productif
Un capitalisme émergent pluriel
S’il existe un point commun au sein des pays émergents, c’est qu’ils vivent tous la régularité des processus industriels qui crée une dynamique impulsée par les firmes transnationales, que Joël Ruet appelle une « mise en capitalisme ».
Mais au-delà, c’est la pluralité des adaptations qui frappe : stratégie de contrôle étroit du Parti communiste en Chine qui valorise les entreprises les plus dynamiques et mène des relances budgétaires fondée sur des objectifs planifiés, régime économique nationaliste mais ouvert en Inde avec le renforcement d’une sphère privée malgré l’absence de réelle privatisation des entreprises publiques, pilotage de l’innovation et de l’ouverture aux investisseurs étrangers par l’Etat au Brésil, etc.
Pour schématiser, l’économie mondiale à la fin du XXème siècle était d’abord marquée par des caractéristiques au niveau national qui ensuite conditionnaient des investissements et des échanges internationaux. Or, comme le note l’auteur, on connaît au début du XXIème siècle un processus inverse : de plus en plus de flux inter- ou intra-entreprises s’effectuent entre territoires économiques différents. Dès lors, l’hypothèse d’une homogénéité de ce que l’on appelle le Nord en géographie économique, vole en éclats, car des entreprises du même secteur peuvent utiliser différemment les flux économiques avec les économies émergentes. Et dans le même mouvement, les économies émergentes utilisent leur hétérogénéité pour construire leurs avantages comparatifs et en tirer profit. Joël Ruet plaide pour que l’on dépasse certains clichés sur la mondialisation : en particulier il faudrait sortir de l’image d’une Chine industrielle « atelier du monde » qui s’opposerait à une Inde « bureau du monde » spécialisée dans les services : la production et les services sont deux activités imbriquées, l’une menant à l’autre. Ainsi, les entreprises industrielles indiennes (Tata, Bharat Forge) par exemple, se sont intégrées à la chaîne industrielle mondiale d’une myriade de façons différentes, sans avoir besoin d’en maîtriser l’ensemble, et offrent même des services très qualifiés à des firmes occidentales.
Comme le rappelle l’auteur, les économies émergentes sont donc soumises aux mêmes problématiques :
- comment capter au plus vite des savoir-faire technologiques ?
- Comment anticiper la montée de leurs coûts pour prendre des positions dominantes ?
- Comment capitaliser sur le présent pour investir dans l’immense transformation de l’économie productive mondiale ?
A toutes ces questions, les « émergents » peuvent apporter des réponses différentes, et se distancier des normes occidentales comme la tyrannie de la rentabilité financière à court terme, en misant sur un Etat stratège qui pilote le développement à long terme. De telle manière « qu’après la mondialisation financière américaine dans les années 1990, le monde entre aujourd’hui de plain-pied dans la globalisation industrielle d’émergence ».
Dans son chapitre intitulé « Productions : la « ChinInde » au cœur de la fabrique mondiale », Joël Ruet développe l’idée que le cœur productif mondial battra toujours plus désormais dans la zone de ces grandes puissances (« une globalisation sino-indienne ») :
- la Chine devra négocier la mise en place d’une consommation domestique et d’une production tirée par la demande interne nouvelle de produits et services, la recherche de productions de qualité et d’un modèle plus durable sur le plan environnemental, même si son économie ne deviendra pas uniforme demain, avec de substantielles inégalités territoriales internes ;
- l’Inde devra poursuivre quant à elle son insertion dans les échanges mondiaux et sa modernisation économique en soutenant sa spécialisation dans les services à haute valeur ajoutée tournés vers le high-tech, mais aussi en favorisant la montée en gamme industrielle et la cohésion territoriale guidée par l’Etat.
Joël Ruet distingue six modèles industriels, six « idéaux-types » dans la mondialisation :
1. le modèle basé sur les différentiels de coûts salariaux et l’adaptation technologique ;
2. celui fondé du découpage hiérarchique des tâches et de la chaîne de valeur mondiale ;
3. le modèle des secteurs développés localement de manière transitoire ;
4. celui de la technologie complémentaire des matières premières ;
5. celui de l’imbrication des services et de l’industrie et enfin,
6. celui l’écosystème industriel rapidement redéployable en fonction des choix stratégiques des firmes.
Dès lors, « tout candidat à l’émergence a là un catalogue dans lequel puiser, qui recompose l’économie mondiale parfois même avec l’aide directe des investissements des firmes multinationales du Sud ». Et c’est ce que l’auteur montre pour l’Indonésie, le Brésil, le Vietnam, le Maroc, ou les pays d’Afrique en phase de croissance, qui empruntent tous à des degrés divers dans cette palette de systèmes industriels pour soutenir leur croissance.
Un lien vers un livre sur les perspectives de l’économie mondiale
La nouvelle relation industrielle au monde
Joël Ruet insiste dans la dernière partie de son ouvrage sur la globalisation hyper-compétitive qui vient, et sur la puissance des firmes multinationales des pays émergents qui crée une « nouvelle relation industrielle au monde ».
L’essor rapide de la multinationalisation des firmes des pays du Sud s’inscrit dans le processus plus large d’une révolution dans la globalisation industrielle, qui produit pour chaque fonction de l’entreprise (production, conception, commercialisation, stratégie, concentration industrielles et financières, etc.) des changements radicaux.
Selon Joël Ruet, « le monde des firmes transnationales n’ira pas vers la guerre de tous contre tous afin de capter des opportunités globales, mais il inclura aussi des recompositions et des partenariats ». Mais il rappelle que le capitalisme n’est pas une somme de marchés ni une somme de territoires : les entreprises seront toujours liées aux Etats et chaque nation déploiera des relations liées à son histoire singulière, malgré les « règles » de l’économie mondiale qui ne manqueront pas d’émerger au XXIème siècle, entre coopération et compétition pour contrôler les chaînes de valeurs mondiales.
Un lien vers un cours de CPGE sur la mondialisation
Quatrième de couverture
L’essor des économies émergentes constitue l’une des grandes transformations du XXIème siècle. Elles sont pourtant bien mal comprises. La presse en parle abondamment, mais sans perspective cohérente d’ensemble ; les industriels les vantent mais s’y risquent à reculons ; les politiques publiques les courtisent lors des visites d’État de leurs dirigeants mais surtout éludent le sujet lors des élections. Au final, qu’en sait-on ? Peu nombreux sont ceux qui ont cherché ce que recelait réellement l’émergence, mot à la mode et, à défaut d’inventaire, soupçonnable de ne constituer qu’un label vide de sens économique et politique. Dans ce livre, Joël Ruet revient aux sources et trajectoires de l’émergence : le tissu social des pays qui la font. Il y retrace les histoires multiples et entrelacées des territoires, des États et des industries qui la constituent. Si chaque pays diffère, l’émergence d’ensemble qui en résulte concerne tout le monde car elle change la mondialisation. Dans ce contexte, l’Occident se révèle minoritaire et pour la première fois doit adapter ses modèles, qui en réalité sont encore hérités du XXème siècle, tandis que le monde pris dans son ensemble est « en émergence ». Les États émergents font sentir l’impact de leurs systèmes, qui ne sont ni le libéralisme ni même des capitalismes d’État, mais des formes étatico-économiques originales et non-alignées aux capitalismes de l’Occident. Une foisonnante diversité, voici la « nouvelle façon du monde » qui ré-ouvre « l’hypothèse capitaliste ».
L’auteur
Chercheur au CNRS, ingénieur et économiste, Joël Ruet a été est chroniqueur pour le supplément Économie du quotidien Le Monde durant 6 ans. Il écrit aujourd hui pour Diplomatic Courier à Washington. Il a vécu une quinzaine d’années en Inde, Chine, Afrique de l’Ouest et dans le monde arabe. Il y a noué un dialogue avec leurs décideurs et influenceurs, ainsi qu’avec leurs jeunes élites. Ce livre est le fruit d’une longue expérience.