Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité

Philippe COULANGEON

L'ouvrage

Dans cet ouvrage, le sociologue Philippe Coulangeon interroge les transformations de la distinction culturelle et des identités de classe sous l’effet des massifications scolaire et culturelle : dans des sociétés où l’accès aux études supérieures et aux produits culturels est assez fortement démocratisé, il peut sembler que se développe une certaine uniformisation des styles de vie, qui viendrait remettre en cause l’existence de classes sociales distinctes entre elles d’un point de vue culturel. En s’appuyant sur de nombreux travaux internationaux et l’analyse de données concernant la France, Philippe Coulangeon montre que si le principe de la distinction culturelle a changé, il n’a pas disparu.

La distinction culturelle à l’épreuve d’une double massification

La première partie du livre est consacrée à un questionnement sur la place de la culture dans la distinction entre classes sociales. La notion de culture est extrêmement polysémique et Philippe Coulangeon propose de la définir comme « l’ensemble des productions, des normes et des représentations symboliques d’une société ou d’un groupe ».

S’inspirant des travaux de Pierre Bourdieu sur la question, il montre que la dimension culturelle des inégalités a pris de l’importance du fait des transformations de la société. C’est notamment ce qui ressortait de l’ouvrage collectif Le partage des bénéfices, acte d’un colloque qui s’est tenu à Arras en 1965, qui présentait le constat que, dans un contexte de réduction des inégalités matérielles, des inégalités plus symboliques, dont les inégalités culturelles, se développent. Les ressources culturelles, ou le « capital culturel » est alors une dimension centrale du classement social des individus et des groupes, occupant une place aussi grande que le seul capital économique. L’analyse de la dimension culturelle des inégalités recoupe deux grandes questions : celle de la lutte pour l’accès à des ressources culturelles valorisées (par exemple, les pratiques culturelles les plus légitimes) et celle de la détermination des ressources les plus valorisées.

La première de ces questions est celle que traitent Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les héritiers [1964] : les héritiers sont ceux qui détiennent le capital culturel, celui qui procure un avantage dans l’institution scolaire et sur le marché du travail. Dans cette optique, le capital culturel est un ensemble de ressources procurant des avantages ou des désavantages. Philippe Coulangeon propose de nommer cette approche « capital culturel faible ».

La deuxième de ces questions recouvre davantage la problématique de La reproduction, publié en 1970 par les mêmes auteurs. Dans cet ouvrage, le capital culturel est lié à la question de la domination sociale : les catégories dominantes imposent leur vision de ce que doit être le capital culturel légitime (c’est « l’arbitrage culturel ») et exercent avec lui une « violence symbolique ». Le capital culturel est alors une sorte d’instrument de la domination sociale : c’est une version « forte » du capital culturel.

Philippe Coulangeon montre que les études empiriques semblent plutôt valider la version faible du capital culturel. Quelle que soit la version retenue du capital culturel, l’inégalité est questionnée par le processus de massification scolaire. En France, la généralisation de l’accès au second cycle est un phénomène relativement récent, qui se développe à partir du milieu des années 1980. Cette massification n’a qu’un faible effet sur le lien entre origine sociale et réussite scolaire mais conduit à une érosion de la « rente scolaire et culturelle », liée à l’inflation des diplômes : l’expansion scolaire diminue les avantages des plus dotés en capital culturel car ce dernier se diffuse largement et voit sa valeur se réduire de façon relative. L’expansion scolaire a aussi des effets économiques puisqu’elle favorise l’accumulation de capital humain et génère des rendements sociaux en augmentant le bien-être et en favorisant la cohésion sociale. Cette massification a aussi pour effet d’augmenter la socialisation entre les pairs et de diffuser une culture de masse juvénile. Au final, si la massification n’a pas été la solution « miracle » face à la reproduction sociale par l’école, elle n’est pas non plus sans effets.

L’inégalité culturelle est aussi bouleversée par l’augmentation de la consommation de produits culturels. Cette augmentation a d’abord un aspect purement quantitatif : davantage de biens culturels sont produits et consommés, mais elle a aussi un aspect plus qualitatif, qui renvoie à la plus grande diffusion au sein de la société de certains de ces produits culturels. Sur ce point, Philippe Coulangeon s’appuie notamment sur le modèle développé par Richard Peterson qui fait de « l’omnivorité » la principale caractéristique de la consommation culturelle des classes dominantes et de la différence entre omnivorité et univorité la nouvelle forme de différenciation sociale. Cette analyse, fondée notamment sur les consommations musicales, insiste sur le fait que les catégories dominantes sont marquées, de nos jours, moins par le fait d’avoir des consommations distinctives, que par le fait de naviguer entre différents répertoires culturels, alors que les classes populaires, elles, seraient caractérisées par le fait de ne puiser que dans un seul registre, celui des pratiques les moins légitimes. En insistant sur le fait que l’omnivorité n’est pas la « voracité » (les classes dominantes ne consomment pas de tout, mais puisent dans différents « répertoire s »), l’auteur montre que cette omnivorité remet en cause l’idée d’une culture de classe, sans complètement réfuter l’approche bourdieusienne : le principe de la distinction change, mais la logique distinctive des pratiques culturelles se maintient. Schématiquement, il identifie trois « temps » de la logique distinctive :

  • de 1850 à la fin du 19e siècle, cette distinction repose sur une logique aristocratique, telle qu’elle est étudiée, par exemple, par Thorstein VEBLEN avec la logique de la consommation ostentatoire
  • de la fin du 19e siècle aux années 1970, c’est la logique de pratiques distinctives, élitistes, qui prévaut
  • depuis les années 1970, sous l’effet de la massification scolaire et culturelle, on aurait des « élites sans élitisme », ce qui irait dans le sens de l’omnivorité. Dans cette logique, il y a un affaiblissement des pratiques les plus savantes, ce qui se voit, par exemple, avec la réduction de la pratique de la lecture

Cette nouvelle logique des pratiques culturelles peut être lue à l’aune de la notion de « formes émergentes du capital culturel », que l’auteur emprunte à Annick Prieur et Mike Savage, que l’on peut voir comme des formes de capital culturel qui ne sont pas valorisées directement par l’école, mais jouent un rôle important dans le style de vie des classes dominantes. Pour lui, la principale de ces formes émergentes est le « capital multiculturel », une attitude d’ouverture, d’aisance et d’appétit pour la diversité culturelle, l’aspect international, la variété des situations de vie. La distinction entre ce capital multiculturel et le fait de puiser exclusivement dans les répertoires nationaux devient l’une des principales dimensions de l’opposition culturelle entre catégories dominantes et catégories populaires.

Des profils culturels distincts, l’opposition entre les pratiques établies et les pratiques émergentes

Cette très riche analyse est fondée sur une importante revue de la littérature internationale sur les pratiques culturelles, ainsi que sur certains travaux menés par Philippe Coulangeon. Il la met à l’épreuve d’une analyse de données concernant les pratiques culturelles en France, en s’appuyant d’abord sur l’écoute de la musique, puis l’ensemble des pratiques telles qu’elles sont lues à travers l’enquête PMTI (Pratiques culturelles, médias et technologies de l’information). Une analyse des correspondances permet de réaliser une sorte de cartographie des pratiques culturelles, une typologie de ces pratiques.

Le premier axe qui les structure repose sur le fait de consommer beaucoup de produits culturels ou non, que ces produits soient légitimes ou non. Le deuxième correspond au fait de puiser ces consommations plus couramment dans les répertoires culturels établis (par exemple, opéra, théâtre classique, littérature, musique classique…) ou plus couramment dans les répertoires plus émergents, tels qu’ils ont été définis au préalable.

Ces deux principes de structuration font apparaître quatre profils typiques, dont Philippe Coulangeon présente les caractéristiques. On voit ainsi s’opposer d’un côté le profil populaire établi et le profil légitime établi, que l’on retrouve plutôt chez les personnes de plus de 55 ans et qui se distinguent selon le niveau de diplôme. Les plus jeunes se retrouvent plutôt dans les profils populaires émergents et légitimes émergents, qui, là aussi, diffèrent selon leur niveau de diplôme. On voit donc apparaître un clivage selon l’âge ou bien la génération qui est un élément important de la structuration des pratiques culturelles.

Le développement des profils émergents, notamment chez les plus diplômés va dans le sens de l’omnivorité et d’une sorte de syncrétisme culturel que Philippe Coulangeon propose de lire sous l’angle de la « gentrification ». À la manière de la gentrification des quartiers populaires, « l’appropriation » des pratiques populaires en modifie la nature. Elle ne conduit pas à une pratique identique chez les membres des différentes catégories sociales, tout comme des individus qui vivent dans les mêmes quartiers peuvent y éprouver des expériences radicalement différentes. Au final, la principale caractéristique des pratiques dominantes est la capacité à « naviguer » entre les différents répertoires.

Classes sociales et classes d’âge

L’entrée par les pratiques culturelles permet d’analyser finement la structure sociale et les inégalités. Ainsi, Philippe Coulangeon montre que la montée du capital multiculturel et l’opposition entre omnivorité et univorité a des répercussions sur les choix électoraux. Un clivage important apparaît entre d’un côté l’ouverture à l’altérité, le cosmopolitisme et d’un autre côté, la fermeture, une certaine forme de repli national, voire de xénophobie. Ce clivage recoupe celui de la possession ou non d’un capital multiculturel et celui entre les catégories les plus dotées en capitaux et les classes populaires. Une clé d’explication est que les classes populaires sont celles qui expérimentent le moins les effets positifs de l’ouverture aux autres (par exemple, ce sont ceux qui ne font pas de semestres Erasmus à l’étranger).

En s’appuyant sur les travaux de Ronald Inglehart, l’auteur met aussi en évidence la dimension générationnelle de ce changement social. Les générations de l’expansion scolaire sont celles qui portent les valeurs post-matérialistes.

En s’appuyant toujours sur l’enquête PMTI Philippe Coulangeon teste le lien entre les différences de pratiques culturelles et celles liées à « l’économie morale » des différentes classes sociales (les jugements moraux). Une analyse factorielle permet d’étudier la structuration des opinions sur le plan politique et économique et fait apparaître les deux principaux axes de cette structuration :

  • l’opposition entre des positions culturelles et politiques « libérales » et d’autres plus conservatrices sur le plan culturel
  • l’opposition entre le des positions libérales d’un point de vue économique et des positions plus interventionnistes.

Les moins libéraux sur ces deux dimensions sont plus souvent les moins diplômés, alors que les plus diplômés sont plus fréquemment du côté du libéralisme culturel. L’âge est aussi un facteur important : les moins libéraux d’un point de vue économique sont les plus jeunes. Là-dessus, comme pour les pratiques culturelles, se pose la question de savoir si c’est un effet de l’âge ou de la génération. Au final, le lien entre les différences liées aux pratiques culturelles et ces différences politiques permet de saisir une certaine recomposition de la structure sociale, avec une dimension, très liée au niveau de diplôme liée à l’opposition entre d’un côté l’ouverture à l’altérité et le libéralisme culturel et d’un autre une certaine fermeture et un conservatisme. Cette dimension est redoublée par une autre, qui est aussi liée au revenu, mais encore davantage liée à l’âge (ou la génération) qui oppose les tenants du libéralisme économique, à ceux qui s’y opposent.

Conclusion

Nous vivons dans des sociétés largement « massifiées », sous l’effet, notamment de l’expansion scolaire. Celle-ci est redoublée par une certaine forme de massification culturelle. Cette double massification pourrait faire penser à une relative disparition des classes sociales, et c’est finalement cette idée que le livre de Philippe Coulangeon invite à réfuter. Si la logique distinctive « traditionnelle », fondée sur les pratiques culturelles les plus légitimes a bien été remplacée par une logique plus « omnivore » et une ouverture à un grand nombre de pratiques culturelles, c’est cette ouverture qui apparaît comme le principe distinctif entre classes sociales. Ce principe est particulièrement porté par les plus jeunes générations, qui sont celles de la massification scolaire. Cette opposition ne concerne pas que les goûts culturels, mais trouve aussi une traduction sur le plan des idées et dans la sphère politique. Cette dimension culturelle des inégalités vient ainsi apporter un complément bienvenu aux travaux axés sur les inégalités de revenu et de patrimoine pour comprendre la composition et la recomposition des classes sociales en France.

L’auteur

Philippe Coulangeon est sociologue, directeur de recherche au CNRS et membre de l’Observatoire sociologique du changement à Science Po. Il est l’un des principaux sociologues de la culture français. Il a publié, en 1999, Les musiciens de jazz en France à l'heure de la réhabilitation culturelle : sociologie des carrières et du travail musical à L'Harmattan et deux ouvrages importants qui interrogent la distinction culturelle : Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d'aujourd'hui, chez Grasset, en 2011, et, avec Julien Duval, l’ouvrage collectif : Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu à La découverte en 2013.

Lire à ce propos le chapitre de Terminale : Comment est structuré la société française actuelle ?

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