L'ouvrage
Cette hypothèse d’une « stagnation séculaire » est contenue dans les travaux récents de l’économiste américain Robert Gordon, professeur à l’Université Northwestern, et elle a déclenché un vif débat académique aux Etats-Unis à partir de l’été 2012. Cette intuition, qui contient l’idée que la croissance rapide que le monde a connue depuis 250 ans constitue un épisode unique dans l’histoire de l’humanité, est en effet capitale car elle générerait une baisse tendancielle de notre revenu par tête à long terme. Cette décélération de la productivité et de la croissance, qui pourrait bien ce poursuivre durant le siècle prochain, impliquerait des tensions sociales grandissantes sur le partage des richesses, dans le cadre d’un jeu à somme nulle entre les groupes sociaux (ce que l’un gagne l’autre le perd). Elle serait facteur de repli corporatiste, et créerait des rancœurs et des frustrations face au creusement inévitable des inégalités qui en résulterait.
En effet, de nombreux facteurs pourraient agir comme des « vents contraires » et freiner l’expansion du PIB, jusqu’à la ramener à des niveaux ridiculement faibles (autour de 0,2%) : le vieillissement démographique (hausse des dépenses de retraites, baisse de l’incitation à investir), l’inefficacité croissante des systèmes éducatifs, la compression du pouvoir d’achat sous l’impact de la mondialisation, les effets du désendettement public et privé, le coût de la lutte contre le réchauffement climatique, ou encore la montée des inégalités agiraient comme de puissants freins à la croissance. Le constat est amer et il est étayé par le fait que, dans les principaux pays de l’OCDE, le sentier de croissance du PIB n’est pas encore revenu à son niveau d’avant le début de la crise financière de 2008, tandis que le PIB cumulé des quatre plus grandes économies avancées (Etats-Unis, Japon, Royaume Uni et zone euro) s’éloigne irrésistiblement de sa tendance de long terme, ce qui explique une dégradation de la croissance potentielle du PIB, soit celle que l’on peut théoriquement atteindre par la mobilisation conjointe des facteurs de production et de la PGF. La faute notamment à un investissement anémié et à la dégradation de la situation financière des entreprises. Mais aussi à l’essoufflement du progrès technique (effort d’innovation, qualité des produits et organisation des processus de production), mesuré par cette donnée clé, la productivité globale des facteurs (PGF), soit la capacité à utiliser de manière plus efficace le travail et le capital, laquelle est en recul un peu partout dans le monde (les pays émergents n’étant pas épargnés par le phénomène). Ainsi, 18 pays de l’OCDE sur 20 ont connu une chute de la croissance de la PGF entre la période des années 1990 et la période 2000-2013.
Un progrès technique décevant ?
Patrick Artus et Marie-Paule Virard rappellent les grandes raisons pour lesquelles le progrès technique a tendance à ralentir dans nos économies : la perte d’efficacité de la recherche-développement (les investissements en R&D toujours plus coûteux –comme dans l’industrie pharmaceutique ou l’extraction pétrolière- sont entrés dans les rendements décroissants), l’augmentation de l’intensité capitalistique (une quantité de capital toujours plus grande est nécessaire pour créer la même richesse, d’autant que les taux d’intérêt faibles incitent à l’accumulation du capital), la réduction du poids des secteurs où les gains de productivité sont élevés (comme l’industrie manufacturière dans le cadre d’une véritable « tertiarisation de l’économie mondiale »), le niveau de qualification insuffisant de la population active (l’amaigrissement du secteur industriel va de pair avec la dégradation de la qualification des salariés), et les délais importants entre l’apparition d’une innovation majeure (comme Internet) et son impact sur la productivité globale des facteurs (PGF). Un phénomène particulièrement préoccupant touche par ailleurs les économies développées : la productivité de l’industrie ne régresse pas, mais le secteur devient tout simplement trop petit pour stimuler les gains de productivité de l’ensemble de l’économie. On parle ainsi de croissance « anti-schumpétérienne » (en référence au grand économiste autrichien Joseph Schumpeter qui a décrypté le rôle des grappes d’innovation dans le processus de croissance) pour caractériser ce phénomène qui, aujourd’hui, compromet le rythme et le niveau de la croissance future de nos économies, et s’accompagne d’ailleurs d’une déqualification d’un certain nombre de travailleurs (puisque la tertiarisation et le rétrécissement de la base industrielle créent surtout des emplois peu qualifiés). Sans compter que pour la France, cette dégradation de la structure des emplois se conjugue au fort dualisme du marché du travail (qui exclut massivement les travailleurs non qualifiés de l’emploi) pour aggraver le chômage et la précarité. Ce qui peut d’ailleurs provoquer des effets paradoxaux : ainsi en Espagne, la mise au chômage de très nombreux travailleurs non qualifiés (dans le secteur de la construction notamment) a entraîné…une hausse spectaculaire de la productivité horaire du travail. Et pourtant la révolution technologique a fait du capital humain la source majeure de croissance et de compétitivité. La croissance future demandera toujours plus de compétences dans les pays développés situés à la « frontière technologique », à la fois pour maintenir un haut niveau de productivité du travail et favoriser l’innovation technologique et la compétitivité (les auteurs rappellent que 90% des emplois exigeront des compétences numériques en 2020), mais aussi parce que le lien entre compétences, bien-être individuel et prospérité collective est désormais robuste et bien établi par les travaux de l’OCDE. La France a encore de gros progrès à faire dans ce domaine, puisque ses performances dans le domaine éducatif restent à bien des égards, décevante (la France est par exemple distancée par de nombreux pays sur des compétences fondamentales comme lire et compter dans le cadre des enquêtes PIAAC de l’OCDE sur les compétences des adultes).
En matière de capital productif, le problème est que les PME françaises, dont les marges bénéficiaires se dégradent, ne peuvent suffisamment renouveler leur capital technologique (le nombre de robots pour équiper les chaînes de production dans les entreprises françaises reste très inférieur à celui présent dans les entreprises allemandes) et monter en gamme en termes de compétitivité hors prix de leurs produits sur les marchés internationaux.
Une nouvelle révolution industrielle ?
Pour certains experts, une série d’innovations majeures va stimuler la croissance et révolutionner nos modes de vie dans le futur : internet mobile, internet des objets, cloud computing, robotique de pointe, véhicules autonomes, génomique de la nouvelle génération, stockage d’énergie, impression 3D, matériaux avancés, énergies renouvelables, automatisation des métiers du savoir, hydrocarbures non conventionnels…Pourtant des économistes de renom comme Robert Gordon défendent l’idée plutôt pessimiste, que, contrairement aux apparences, il n’y a pas eu de progrès technique majeur depuis des décennies. Nous possédons certes de plus en plus d’objets connectés mais on ne trouve guère de trace de ces innovations dans les statistiques de productivité (il y aurait un nouveau « paradoxe de Gordon » avec les TIC comme on évoquait souvent le « paradoxe de Solow » pour désigner le fait que l’on voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité). L’essor des industries liées à Internet n’empêche pas un fléchissement continu de la productivité globale des facteurs dans les pays de l’OCDE depuis de nombreuses années. Quelles hypothèses formuler pour l’expliquer ? Certains avancent les défaillances ou l’incomplétude de la comptabilité nationale, d’autres les délais nécessaires avant que les TIC n’exercent de véritables effets sur les gains de productivité, ou bien encore l’embourgeoisement de nos sociétés, suffisamment abreuvées de technologies pour ne pas ressentir le besoin de repousser encore la « frontière technologique ».
Mais une donnée fondamentale doit bien rester à l’esprit de nos dirigeants selon Patrick Artus et Marie-Paule Virard : la crise actuelle est bien une crise de l’économie réelle et « les anabolisants monétaires et budgétaires » ne peuvent suffire à soigner l’économie réelle. D’autant que le gouvernement français table sur un rythme de la croissance potentielle de l’économie pour le moins optimiste (1,6%) selon les auteurs (pour lesquels un rythme de 0,9% serait une estimation raisonnable), alors même que la crise va affaiblir l’investissement productif et relever le taux de chômage structurel, ce qui risque encore de freiner les gains de productivité. Le danger d’une chute générale des niveaux de vie à moyen/long terme n’est donc pas à exclure, avec les conséquences délétères que l’on peut aisément envisager sur le partage des richesses entre les groupes sociaux, de plus en plus tendu (« il va nous falloir apprendre à gérer la rareté, pas seulement de l’argent public, mais également du PIB »). L’appauvrissement relatif des classes populaires et de la classe moyenne s’accompagne d’un creusement sans précédent des inégalités depuis les années 1930. Ce qui explique dans le champ académique le succès de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIème siècle, selon lequel en période de croissance ralentie, les revenus du patrimoine gonflent mécaniquement par rapport à ceux du travail.
Quelles réformes ?
Pour affronter l’avenir, la France doit donc construire les conditions d’une nouvelle croissance en opérant des réformes structurelles, notamment sur le marché des biens et le marché du travail, lutter contre les rentes et réaliser d’importants efforts d’innovation afin de renouveler le capital technologique des entreprises, souvent vieillissant. Au-delà, et pour éviter la confrontation sociale (comme on ne peut escompter de surplus du PIB), il s’agira de penser un nouveau partage des ressources entre les acteurs sociaux, entre les salaires et les profits, entre les revenus du capital et ceux du travail, entre les travailleurs précaires et les travailleurs qualifiés, les actifs et les retraités, et entre les prêteurs et les emprunteurs.
Patrick Artus et Marie Paule Virard proposent alors une « thérapie de choc », pour redresser le niveau du PIB potentiel à long terme de la France : lever les obstacles à l’emploi en abaissant le coût du travail non qualifié (diminution de la part du SMIC dans le salaire médian), en réformant le système éducatif (pour rééquilibrer les filières « élitistes », générales et professionnelles pour mieux préparer l’insertion des jeunes sur le marché du travail, notamment dans les PME et les entreprises de taille intermédiaire), en ciblant la formation professionnelle sur les chômeurs de longue durée et les personnes éloignées de l’emploi. En matière de partage des richesses, il serait judicieux d’introduire la productivité comme donnée centrale des négociations salariales (par exemple en interdisant aux entreprises d’augmenter les salaires réels à des niveaux supérieurs à la productivité du travail dans l’entreprise), de casser le dualisme actuel du marché du travail en instaurant un contrat unique de travail, et en abaissant la part des dépenses de retraites dans le PIB, ainsi que les dépenses de l’Etat en France (pour les ramener au niveau de la moyenne de la zone euro). Il s’agira aussi de maintenir durablement une politique monétaire accommodante afin de favoriser les emprunteurs et les entrepreneurs, ceux qui assument les risques pour investir et innover, et créer les conditions de la croissance future. Si ces réformes peuvent s’avérer coûteuses à court terme et générer des sacrifices, elles sont aujourd’hui indispensables au redressement économique. C’est à ce prix que la confiance peut revenir et permettre aux jeunes et aux entrepreneurs de préparer l’avenir, « avec toujours à l’esprit que si demain la prospérité doit être plus modeste, il est (aussi) essentiel qu’elle soit mieux partagée ».
Les auteurs
- Chef économiste de Natixis, professeur à l’université Paris-I Panthéon Sorbonne, Patrick Artus est membre correspondant du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre.
- Marie-Paule Virard est journaliste économique. Elle a notamment publié avec Patrick Artus Le capitalisme est en train de s’autodétruire, La France sans ses usines et Les Apprentis sorciers.
Quatrième de couverture
Cessons de nous voiler la face : les prévisions de croissance retrouvée que nous égrènent, depuis 2009, les gouvernements successifs sont une vaste plaisanterie. 2% de croissance en 2016 : même pas en rêve ! Pas plus qu’en 2017, en 2018 ou en 2023… La croissance qu’a connue la France à la fin du XXème siècle, fondée sur les gains de productivité et le progrès technique, n’était pas la règle d’un monde nouveau mais l’exception d’une histoire têtue. Ce livre démontre, au détour de brefs détours théoriques et de multiples anecdotes, que les rêves de croissance de nos gouvernants sont de funestes chimères. Faut-il pour autant se décourager ? Bien sûr que non. La France ne tombe pas. Elle est au seuil d’un nouveau modèle de développement. Soit elle refuse d’affronter cette réalité, et Billancourt, désespéré, pourrait bien basculer dans la violence la plus légitime. Soit elle change de logiciel, elle s’adapte à son nouvel environnement et elle s’ouvre de nouvelles pistes de création de bien-être. Ces nouvelles pistes peuvent permettre à notre pays, non pas de raser gratis dès demain, mais d’offrir à sa jeunesse des perspectives qui lui ôtent toute envie de s’enliser dans le triangle des Bermudes que délimite aujourd’hui le repli sur soi, l’expatriation et la violence.