L'ouvrage
La sociologie de la consommation est trop souvent confondue avec les pratiques du marketing. L'objet commun des deux disciplines est certes de dégager des grandes tendances en matière de consommation des ménages. Mais alors que le spécialiste du marketing se satisfait souvent d'une typologie imagée et orientée vers l'esprit de sa démonstration, le sociologue analyse avec une plus grande rigueur scientifique la consommation en tant que fait social. Une démarche qui comprend aussi bien l'étude des motivations de la consommation que celle des représentations qui lui sont associées. Depuis une cinquantaine d'années, la France dispose d'un laboratoire entièrement dédié à cette sociologie, le Crédoc (Centre de recherche et de documentation sur les conditions de vie). L'ouvrage de Simon Langlois propose une synthèse rétrospective de ce demi-siècle de recherches sur la consommation.
Signalons d'emblée que cet ouvrage s'inscrit dans la collection"petite bibliothèque du Crédoc" et qu'il est préfacé par le directeur de l'établissement, le médiatique Robert Rochefort. On imagine mal, dans ces conditions, que l'auteur soit en mesure de mener une étude objective sur l'histoire des recherches sociologiques au Crédoc et qu'il soit à même de signaler d'éventuelles lacunes dans les méthodologies ou les conclusions sociologiques de ce centre. Mais l'intérêt de l'ouvrage de Simon Langlois réside moins dans l'exégèse des travaux du Crédoc que dans l'appréhension de la sociologie de la consommation et des questions qu'elle soulève.
La richesse des travaux sociologiques du Crédoc tient dans l'ampleur des matériaux développés. Les théories, telles qu'exposées par Simon Langlois, ne semblent pas fondamentalement novatrices. Elles reprennent, et parfois affinent, les grandes lignes des recherches développées par les sociologues de la consommation. Mais elles se fondent sur cinquante ans d'enquête par sondage auprès de la population française. Plusieurs questionnaires, récurrents, ont en effet permis d'étudier en profondeur la consommation en France.
La sociologie de la consommation s'intéresse ainsi aux motivations des consommateurs. La consommation est bien évidemment et avant tout satisfaction des besoins élémentaires. Mais dans la société d'hyperconsommation, décrite par Lipovetsky, elle est également d'une part satisfaction de besoins en constante évolution et d'autre part un acte social.
Sur la base des théories développées par les sociologues de la consommation, les recherches du Credoc ont donc identifié et affiné différentes catégories de besoins, rassemblées par Simon Langlois en quatre grande familles : les besoins vitaux et fondamentaux, les besoins de confort, les besoins de distinction et les besoins immatériels et de sens. Depuis les années 60, l'évolution de ces besoins est marquée par la régression constante des besoins fondamentaux, satisfaits pour la grande majorité de la population par la modernisation du système de production et de distribution (particulièrement significative dans l'agro-alimentaire) d'une part et l'augmentation des besoins de confort et de sens (loisirs, vacances, transports, télécommunications…) d'autre part. Cette tendance est manifeste dans le budget des ménages, où, à l'exception du logement, l'ensemble des dépenses correspondant à des besoins vitaux est en diminution. L'analyse du budget des ménages pour déterminer les besoins est d'ailleurs aussi ancienne que la sociologie elle-même, puisqu'elle a notamment servi de base aux travaux de Frédéric Leplay et Maurice Halbwachs.
Toutefois, la satisfaction grandissante des besoins premiers ne va pas de pair avec une diminution du sentiment de restriction. L'émergence des besoins non vitaux, liés en particulier à la sphère des loisirs, crée de nouveaux sentiments de restrictions chez les consommateurs ne disposant pas des revenus leur permettant de les assouvir. La courbe du sentiment de restriction dessinée par le Crédoc a à cet égard une forme explicite. Le sentiment de restriction décroît moins vite que les revenus, donnant à la courbe un aspect concave. Il n'est donc qu'imparfaitement proportionnel à la faiblesse des revenus.
Au-delà de cette vision somme toute classique, Simon Langlois dégage une autre piste de réflexion ouverte par les travaux du Crédoc. La consommation revêt de plus en plus une dimension immatérielle. Le souci de préserver l'environnement, la volonté de contribuer au développement des économies du Sud ou encore la prise en compte de l'impact social semblent peser d'un poids de plus en plus grand dans le choix du consommateur. Les recherches auxquelles se réfèrent l'ouvrage sont trop anciennes pour que les données soient en elles-mêmes parlantes. Une enquête de 2001 sur le commerce équitable ne dit en effet pas grand-chose sur la réalité de ce secteur en 2006, dans la mesure où sa pénétration dans les grandes surfaces et sa notoriété sont relativement récentes. Toutefois, l'apparition de marqueurs de sens dans la consommation des ménages semble être un phénomène appelé à durer. Robert Rochefort, le directeur du Crédoc, a d'ailleurs consacré à cette question un ouvrage, Le Consommateur entrepreneur , développant une idée voisine de celle contenue dans le concept souvent utilisé de"consommacteur".
Sans invalider totalement le concept de"distinction" (Pierre Bourdieu) qui relie la consommation au besoin de marquer son appartenance à une classe sociale en se distinguant des classes inférieures et en imitant, voire en déformant, les pratiques des classes supérieures, les recherches du Crédoc, telles que Simon Langlois les synthétise, en relativisent le déterminisme. Elles laissent plutôt apparaître"un fil conducteur important que nous appellerons l'examen des raisons de consommer, qui apparaît en filigrane dans les recherches, mais de manière plus approfondie à partir des années 70. Le consommateur analysé par le Crédoc n'est pas comme manipulé par les forces de marché (…), mais il est au contraire considéré comme un acteur ayant une marge de manœuvre, qui agit et décide, mais dont l'action doit être située dans un espace marqué par les contraintes diverses qui limitent plus ou moins sa marge de manœuvre" (p. 10-11). C'est bien en cela que la sociologie de la consommation diffère du marketing. Loin de ne s'intéresser qu'aux résultats des enquêtes, elle cherche, à travers un objet d'étude assez resserré, à dégager une conception des rapports sociaux dont le présupposé dépasse le seul champ de la consommation.
L'auteur
Simon Langlois est docteur en sociologie (Paris-Sorbonne) et professeur au département de sociologie de l'université Laval (Québec). Il a notamment dirigé Tendances comparées des sociétés postindustrielles , Presses universitaires de France, 1995.
Table des matières
Préface de Robert Rochefort
Introduction
Une sociographie de la consommation en France
Des besoins de base à l'immatériel
Chapitre 1 – Besoins et consommation des ménages
Le concept de besoin
Univers des besoins, univers des aspirations
Les besoins psychologiques et les motivations
Modèles des zones de comportement
Quatre types de besoins
Besoins et système productif
Besoins et systèmes de distribution
Chapitre 2 – Besoins subjectifs et sentiment de restriction
Le sentiment de restriction des Français
Le modèle des zones de restriction du Credoc
Ralentissement macro-économique de la croissance et sentiment de restriction
Restrictions et besoins ressentis des ménages
L'appétence à consommer
Typologie des désirs
Chapitre 3 – Confort et extension des rapports marchands
La consommation dans l'économie : les années 1950 et 1960
La consommation élargie
La structure des besoins des ménages
L'autoconsommation
L'enquête Crédoc-Unaf de 1963
Evolution de la structure de la consommation
L'étude des modes de vie
Consommation et modes de vie
Classes sociales et consommation
Chapitre 4 – Sociologie des objets consommés
L'alimentation
Les produits psychotropes, l'alcool et le tabac
Le logement et le cadre de vie
L'automobile
Les voyages et les vacances
Les loisirs et les produits culturels
Les biens durables
Une nouvelle fonction de consommation : les NTIC
Evolution de la structure de consommation des ménages : 1960 - 2000
Chapitre 5 – Dimensions immatérielles de la consommation et raisons des consommateurs
Dimensions immatérielles des objets
Attributs des objets consommés
Le prix
La qualité et la marque
La sécurité et le besoin de rassurance
La santé
Le terroir et l'exotisme
La consommation éthique
L'attrait de la nouveauté et de l'innovation technologique
Le plaisir de consommer
Représentation sociale du bonheur
Réexamen de la distinction
Critique de la consommation marchande
Chapitre 6 – Différenciation des comportements de consommation et segmentation des ménages
La segmentation écologique
La segmentation par caractéristiques socio-économiques et démographiques
La segmentation des comportements de consommation
La segmentation par types de consommation
L'indicateur Situations de vie du Crédoc
Différences entre les femmes et les hommes
Chapitre 7 – Convergence de la consommation des ménages et perspectives temporelles
Perspectives temporelles
Âges et périodes
Âge et générations
Diffusion sociale et temporelle des besoins
Convergence des structures de consommation entre pays
Vers un euro-consommateur ?
Conclusion
Annexes
Bibliographie
Quatrième de couverture
Ce livre retrace l'évolution de la consommation sur cinquante ans : depuis la satisfaction des besoins élémentaires, dans le contexte de pénurie de l'après-guerre jusqu'au tournant vers l'immatériel et la recherche de qualité et de sens, trait saillant de l'époque contemporaine. Il le fait au travers des travaux du Crédoc, organisme créé pendant cette période de reconstruction, juste au moment de l'avènement de la société de consommation marchande. Ces travaux constituent donc une documentation de première main sur les comportements de consommation des ménages français et sur la mutation des conditions de vie et des modes de vie en France sur plus d'un demi-siècle.
Cet ouvrage montre que l'évolution de la société de consommation marchande en France a été marquée, depuis 1945, par trois époques : la consommation de masse qui va des années 1950 aux années 1970, la consommation individualisée qui apparaît après le choc pétrolier et s'étend jusqu'aux années 1980, et enfin la consommation de"rassurance" qui prend place dans les années 1990. Le Crédoc évoque l'émergence d'un nouvel espace temporel, caractéristique de la société de consommation contemporaine : celle du"consommateur-entrepreneur" telle que définie par Robert Rochefort.
La vision critique traditionnelle de la consommation marchande présente en effet le consommateur comme un être sur lequel on agit, plutôt que comme un acteur agissant dans un contexte donné. Certains sont allés plus loin, en le montrant berné par les stratégies de marketing, manipulé par la publicité, bercé par l'offre du système de production et de distribution. Le Crédoc a contribué à renverser cette vision en jetant les bases d'une nouvelle approche qui met l'accent sur l'interaction entre consommateurs et distributeurs, des acteurs qui doivent tenir compte les uns des autres dans leurs prises de décision. Un livre de référence, riche d'informations, qui permet de mieux comprendre comment, et pourquoi, on a consommé hier et on consomme.