Comprendre les inégalités

Jean-Paul FITOUSSI et Patrick SAVIDAN

 

L'ouvrage :

Dans cette nouvelle livraison de la revue Comprendre, les auteurs s'efforcent de saisir ce que sont les inégalités aujourd'hui et ce qu'elles nous disent du fonctionnement de l'économie et de la société. Ils s'appliquent à en saisir les enjeux et en décrire les diverses formes : inégalités d'ordre strictement économique mais également inégalités culturelles, inégalités de santé ou inégalités entre hommes et femmes. Sans être précisément décrits, les effets cumulatifs et les interactions à l'œuvre entre ces différentes formes d'inégalités sont suggérés. Certaines mesures précises de réduction des inégalités, en particulier l'allocation universelle, sont discutées. L'articulation entre les mécanismes de l'économie libérale et la nécessaire modération de leurs effets inégalitaires par la voie politique sont plus précisément analysées par Jean-Paul Fitoussi et Patrick Savidan qui ont dirigé ce numéro.

Dans son " Portrait d'une France inégale ", Louis Maurin souligne en préambule les lacunes de l'appareil statistique français pour apprécier la nature et l'ampleur des inégalités. Les données disponibles ne rendent nullement compte de l'état présent des inégalités et ne donnent qu'une image incomplète de leur état passé. Si le caractère multiforme des inégalités explique partiellement ces défauts, L. Maurin souligne qu'aux Etats-Unis, pays réputé s'accommoder d'inégalités excessivement accusées, on dispose de données plus récentes, plus complètes et plus accessibles. Car n'est pas seulement en cause l'insuffisance des données mais également la disponibilité et la diffusion de ces données et de leurs analyses. L. Maurin nous laisse ainsi entendre que la pertinence des discours sur les inégalités serait inversement proportionnelle à leur diffusion. Alors que la littérature scientifique comporte, malgré tout, un certain nombre d'études fouillées sur les inégalités ou du moins certaines formes d'inégalités considérées séparément, les discours de large audience, politiques ou médiatiques, se focalisent eux sur une portion très étroite de la réalité.

Ainsi, le débat politique semble confronter indéfiniment les contempteurs résolus de l‘égalitarisme aux tenants d'une action volontariste en faveur de l'égalité. Les premiers ne veulent pas voir qu'au-delà de certains seuils la République régresse là où les inégalités progressent. Les seconds oublient qu'à prétendre imposer l'égalité autoritairement certains régimes déchus ont sacrifié les libertés individuelles sans pour autant obtenir des résultats indiscutables concernant la réduction des inégalités ou simplement le service de l‘intérêt général.

Dans les médias, le discours sur les inégalités est tout aussi insuffisant. Non seulement l'analyse et la pédagogie sont absentes mais en outre les inégalités sont souvent considérées sans recul critique et en définitive encouragées. C'est particulièrement le cas dans la presse hebdomadaire d'information et la presse économique à l'adresse des cadres qui publient à l'envi des classements et palmarès, appliqués entre autres aux salaires et aux lycées, où  " la mesure des inégalités qui s'y reflète n'est là que pour ouvrir la voie à des stratégies individuelles inégalitaires " constate L. Maurin. La presse populaire n'est pas non plus exempte de critique qui volontiers dénonce, exemples concrets à l'appui, certaines formes d'inégalités sans livrer d'analyses à même de rendre compte ni de la complexité des phénomènes en jeu ni des solutions politiques à y apporter éventuellement.

Si les discours politiques et médiatiques sur les inégalités semblent révéler des positions tranchées, potentiellement conflictuelles, les représentations des Français seraient en fait assez consensuelles.

Un système de représentations accordé aux réalités

Selon Thomas Piketty, il existe aujourd'hui dans la population française un relatif consensus sur ce que devraient être les écarts entre le bas et le haut de l'échelle des revenus. Certes, les bénéficiaires de bas revenus ont tendance à souhaiter un écart moins marqué que les bénéficiaires de hauts revenus mais la différence est faible. T. Piketty remarque en outre que les écarts souhaités sont relativement proches de la réalité observée. Il ajoute que les avis ne varient pas non plus très fortement en fonction de l'affiliation politique. En définitive, seuls les plus hauts revenus sont dans une certaine mesure contestés. Or, ils ne représentent qu'une frange extrêmement étroite de la population française. En sorte que l'on peut considérer que la quasi-totalité des Français jugent recevable le niveau de revenu de la quasi-totalité des Français. Autrement dit, la situation ne semble mûre ni pour un "grand soir" ni même pour des réformes radicales.

Au rang de telles réformes, l'allocation universelle est abordée par Philippe Van Parijs pour qui elle est " une idée simple et forte " puis par Denis Clerc qui la juge lui " séduisante et… dangereuse ". Si l'allocation universelle n'est pas elle-même l'objet d'une définition universelle, une définition minimale est néanmoins admise : un revenu de base versé à tout individu sans condition de ressources. Le débat se complique dès lors que l'on aborde les modalités d'applications précises, le niveau de ce revenu, son financement, etc. Or, les différentes formules proposées jusqu'ici par les partisans de l'allocation universelle sont susceptibles de produire des effets fort différents. Que ce soit par rapport à la question cruciale de la désincitation au travail ou vis-à-vis de la réduction réelle des inégalités.

D. Clerc qui reconnaît à l'idée d'allocation universelle un attrait certain soulève à son encontre plusieurs objections fortes. Il souligne notamment qu'elle serait " une formidable incitation à la fraude ". Il rappelle en outre combien elle serait difficile à financer. Quand bien même elle serait fixée au seuil de pauvreté et viendrait en remplacement des prestations sociales actuelles, elle demanderait de mobiliser près de 170 Milliards d'euros. Or, une telle somme réclamerait d'accroître encore davantage les prélèvements sociaux ou de remettre en cause un certain nombre d'assurances (retraites, chômage, assurance vieillesse, etc.). Ce qui reviendrait à sacrifier les dispositifs les plus redistributifs et jouerait à l'encontre d'une réduction des inégalités. Cela aboutirait selon D. Clerc à " Prendre aux pauvres pour redistribuer à tous - y compris aux riches -, de façon inégalitaire ".

Sur la question de l'allocation universelle comme pour toute mesure censée réduire les inégalités, ni les sciences sociales en général ni la science économique en particulier ne permettent d'énoncer des prescriptions indiscutables. Le champ des politiques possibles doit cependant rester borné par les principes démocratiques.

L'économie tempérée par la démocratie

Pour J.-P. Fitoussi et P. Savidan, la réflexion sur les causes, les conséquences et l'acceptabilité des inégalités passe nécessairement par une confrontation entre régulation économique et régulation politique. Ils rappellent que la dissolution des hiérarchies à fondement aristocratique a laissé place à d'autres formes de hiérarchie peu différentes quant à leur nature. Il est fait allusion ici à l'aristocratie financière, recyclage partiel de la précédente, comme au caractère censitaire des rapports de pouvoir dans le système économique libéral lorsque le principe directeur n'est pas un homme = une voix mais plutôt un euro = une voix. La question centrale est dès lors de savoir si l'efficacité économique et l'optimum social convergent. A défaut, on pourra soutenir l'antinomie de la régulation purement économique et de la régulation démocratique et s'interroger sur l'équilibre entre les deux. Pour J.-P. Fitoussi et P. Savidan, " il existe une forte complémentarité entre démocratie et marché, au sens où système politique et système économique se confortent mutuellement, où l'un ne peut vraiment subsister que grâce à l'existence de l'autre ". Pour autant, les deux auteurs reconnaissent également que l'équilibre d'un système aux plans social et économique n'est pas réalisable par les seuls instruments démocratiques : " confier la dévolution des richesses et des emplois à la démocratie ne peut conduire qu'à une situation instable ". Aussi, en appellent-ils à un "système d'équité" dans lequel " une part importante du revenu de chacun est déterminée par des processus non politiques ".

Admettre le principe d'une complémentarité entre marché et démocratie ne signifie pas que les deux doivent être placés au même niveau. Le principe économique doit être subordonné au principe démocratique. Cette complémentarité hiérarchisée entre marché et démocratie étant acquise, le caractère téléologique de l'égalité étant admis, la définition de politiques propres à réduire ou au moins contenir les inégalités demeure extrêmement ouverte.

Les auteurs 

J.-P. Fitoussi, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et président de l'Observatoire français des conjonctures économiques, ainsi que Patrick Savidan, maître de conférences à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), ont dirigé ce numéro de Comprendre auquel ont collaboré : Tony Atkinson, Jean-Cassien Billier, Louis Chauvel, Solange Chavel, Denis Clerc, Françoise Dekeuwer-Défossez, Jean-Pierre Dupuy, Marie Duru-Bellat, Ronald Dworkin, Caroline Guibet-Lafaye, Bernard Kouchner, Aglaé Maryoli, Louis Maurin, Pierre Mormiche, Emmanuel Picavet, Thomas Piketty, Jean-François Ravaud, Amartya Sen et Philippe Van Parijs.

Quatrième de couverture (extrait) 

"Nos sociétés sont-elles plus inégalitaires que par le passé? Les inégalités qui les traversent, voire les structurent, sont-elles plus intolérables qu'elles ne l'ont jamais été? Est-il possible de considérer, avec un observateur averti de la question, que "l'égalité est, au rang des idéaux politiques, une espèce en voie de disparition ". L'urgence de ces questions ne saurait nous dispenser de nous interroger d'abord, précisément, sur ce que recouvre la notion. De quoi parlons-nous au juste, lorsque nous parlons d'inégalités? Même lorsque la représentation que nous avons des inégalités n'est pas pétrifiée par les joutes idéologiques qui s'en saisissent, elle présente encore la marque des différents horizons à partir desquels il est possible de l'interroger. L'économie, la sociologie, l'éthique, la théorie politique, le droit et dernièrement la géographie : autant de disciplines susceptibles de proposer aujourd'hui des points de vue spécifiques sur cette question à laquelle ce nouveau numéro de Comprendre est consacré.

Inégalités économiques, inégalités entre les sexes, inégalités à l'école, inégalités de développement, inégalités politiques, inégalités de santé, les inégalités en Europe ou face à la mondialisation, etc. : à mesure que les instruments de l'analyse s'affinent, les figures actuelles des inégalités se précisent et permettent de poser, lucidement, la question de leur traitement politique. Des spécialistes de renom, économiste, sociologue, philosophe ou juriste, présentent ici des éléments d'analyse et de débats, offrant ainsi la matière d'un riche dossier sur les inégalités aujourd'hui." (© Presses Universitaires de France)

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