L'ouvrage
La grande polarisation des emplois
L’une des évolutions majeures de ces dernières années a été ce que l’auteur appelle « le choc de la polarisation », sous l’effet des transformations contemporaines du capitalisme (globalisation de la production, usage intensif de l’informatique) : on a assisté en effet à un phénomène de polarisation extrême des emplois, des qualifications et des salaires, avec l’essor d’emplois très qualifiés dans le secteur des TIC, mais également dans les services pauvres en qualifications, dans l’hôtellerie-restauration, le commerce, les services à domicile, généralement accompagnés de bas salaires. Cette dynamique du marché du travail, sur le modèle de la réallocation d’emplois et du « déversement » décrit par Alfred Sauvy, a conduit à la fois à une substitution du capital au travail peu qualifié (en donnant une prime à la qualification), mais a également fragmenté l’emploi, dans un contexte de concurrence plus vive avec les pays émergents à bas salaires. Ce n’est donc pas forcément le travail peu qualifié en général qui a été impacté par ces phénomènes, mais plus précisément le travail routinier : par exemple, les emplois de services à la personne ne sont pas délocalisables car ils reposent sur une relation de proximité, mais d’autres tâches ont pu être aisément délocalisées à l’étranger, comme les opérations simples de comptabilité. Comme le souligne Jean-Olivier Hairault, « il existe beaucoup de points communs entre d’une part un avocat, un cadre commercial et un ingénieur, et d’autre part une assistante maternelle, un cuisinier, un coiffeur, un serveur et un chauffeur. L’essentiel de leurs activités ne peut être remplacé ni par une machine, ni par un travailleur vivant à l’autre bout du monde ». Face à ce phénomène, les pays développés comme la France doivent nécessairement fournir un effort de qualification de la main-d’œuvre sans précédent dans l’histoire du capitalisme : la mobilité sociale, géographique, et sectorielle, deviennent cruciales pour accompagner les modifications incessantes de la structure des emplois. Et il y a fort à parier que le processus va s’accélérer dans le futur puisque l’appareil productif va générer de nombreux emplois très qualifiés complémentaires des nouvelles technologies, ce qui va rendre les chances d’insertion des travailleurs sans qualification (ou détenteurs de qualifications trop généralistes) des plus réduites. Face à ces évolutions, les gouvernements successifs en France ont fait le choix de freiner les inégalités statiques en contenant les écarts de salaires (ces derniers ont moins progressé en France qu’ailleurs), mais les inégalités dynamiques se sont, quant à elle, creusées : c’est-à-dire celles qui tiennent aux opportunités de retrouver un emploi grâce à une mobilité sociale et professionnelle élevées sur le marché du travail (« un chômeur américain n’a-t-il pas plus de chances de retour à l’emploi, et donc d’amélioration de ses revenus, qu’un chômeur en France ? »). En raison de certaines rigidités institutionnelles de l’emploi, la France s’est privée d’un nombre important de créations d’emplois dans le secteur des services, comme de nombreux travaux robustes l’ont démontré. On a protégé davantage les emplois que les travailleurs : les réglementations existantes ont accentué la grande caractéristique du marché du travail français : la segmentation (entre travailleurs qualifiés et peu qualifiés par exemple).
Remettre la France au travail
Jean-Olivier Hairault s’atèle ensuite à la critique de deux stratégies poursuivies par les pouvoirs publics ces dernières années, et qu’il juge inadaptées à la réalité du fonctionnement dynamique du marché du travail actuel : la cessation anticipée d’activité en direction des séniors et la réduction du temps de travail annuelle pour tous. La première stratégie, largement mobilisée en France dans le cadre du traitement social du chômage (avec les préretraites), a conduit à remplacer l’emploi des uns par celui des autres, au nom d’une conception très malthusienne de l’emploi, réparti entre les générations. Par ailleurs, la seconde stratégie, le partage du travail, n’est pas un instrument efficace de lutte contre le chômage, car il conduit à une réduction du nombre total des heures travaillées, moins de richesses créées et au final moins de revenus disponibles. Ce partage du travail fondé sur l’idée du slogan « travailler moins pour travailler tous » repose sur une erreur de diagnostic au sens où les effets attendus de la diminution du temps de travail sur le volume de l’emploi peuvent se gripper pour de multiples raisons : l’inadéquation des qualifications des travailleurs aux emplois disponibles, l’impossibilité technique de modifier l’organisation du travail, ou un coût du travail encore trop élevé malgré les baisses de charges. Selon l’auteur, le choix d’abaisser l’âge légal de la retraite à 60 ans a également été dommageable alors que l’espérance de vie progressait et qu’il fallait au contraire se préparer à travailler plus longtemps pour financer notre système de retraites par répartition. Il n’est pas étonnant de constater que le taux d’emploi des séniors a ainsi fortement chuté en France (bien davantage que dans les autres pays de l’OCDE) au cours des années 1980 et 1990, pour se redresser plus lentement au cours des années 2000 (« frappée par un problème touchant certains types d’emplois, la majorité de la génération des 55-65 ans a été sortie du monde du travail »). Selon Jean-Olivier Hairault il faut se donner comme objectif de relever de 10 points le taux d’emploi des séniors en France d’ici à 2020, pour le porter à 50%, par un allongement de la durée de cotisations et une réforme de l’assurance chômage, afin de maintenir les séniors en emploi, et faciliter leur retour à l’emploi en cas de licenciement. Au final, les choix politiques de réduire par la loi la durée du travail et d’évincer les séniors de l’emploi ont affaibli le potentiel de l’économie. Dans une étude récente du COE-Rexecode, il apparaît que la durée annuelle effective des salariés à temps complet est de 1661 heures en moyenne en France en 2013, soit 186 heures de moins qu’en Allemagne, 120 heures de moins qu’en Italie, et 239 heures de moins qu’au Royaume Uni. Autre élément du modèle social français qui aurait besoin d’une action volontariste selon l’auteur : le salaire minimum. Dans certains pays du Nord de l’Europe (Finlande, Danemark, Suède), pourtant réputés pour leur préférence pour l’égalité, le salaire minimum n’est pas un élément du pacte social. De nombreux travaux montrent ainsi en France que le SMIC se situe à un niveau élevé (65% du salaire médian), ce qui constitue un obstacle à la création de nouveaux emplois de services, où les titulaires du SMIC sont d’ailleurs les plus nombreux. Les travailleurs peu qualifiés, souvent des jeunes, ont donc peu de chances de décrocher un emploi, dans la mesure où leur productivité du travail excède rarement ce niveau du SMIC en début de carrière, autorisant les entreprises à dégager des marges suffisantes pour développer leurs activités et créer de nouveaux emplois. Sur un marché du travail dynamique, le niveau élevé du SMIC en France, sa centralisation (alors qu’il devrait différer selon les âges et les secteurs) pourrait compromettre l’exploitation de nouveaux gisements d’emplois : pourtant cette question demeure un tabou pour la classe politique française, constate Jean-Olivier Hairault. Toutefois, la politique de baisse des charges patronales au voisinage du SMIC doit être poursuivie, d’autant qu’elle a des effets positifs en termes d’emplois, et en termes de baisse des coûts de production de l’industrie, puisque de nombreux services externalisés sont liés à l’industrie.
La protection…contre la création d’emploi
Il s’agirait également de réformer les minima sociaux : le RSA n’a pas été couronné de succès en matière de lutte contre la pauvreté et d’incitation financière au travail. On sait par ailleurs que les inégalités sur le marché du travail, profondément segmenté en France entre les heureux titulaires de CDI (encore qu’ils soient confrontés à l’angoisse lancinante du déclassement) et les travailleurs précaires (CDD, stages, intérim), s’expliquent par une protection excessive des emplois stables qui freine le processus de « destruction créatrice » évoqué plus haut. Or la baisse des coûts de licenciements pour les entreprises leur permettrait de moins hésiter à créer des emplois lorsque l’activité repart, si l’on réduisait l’insécurité juridique à laquelle elles sont confrontées. De telle manière qu’aujourd’hui, l’écrasante majorité des nouveaux emplois sur le marché du travail se fait sous la forme de CDD (à plus de 80%)…
Selon l’auteur, au-delà des récents accords interprofessionnels qui ont été signés en France, importants mais insuffisants, il s’agit aujourd’hui plus que jamais d’avancer sur la voie de la « flexisécurité », puisqu’on sait que le système productif connaîtra des mutations technologiques rapides : la protection des emplois compte désormais moins que la protection des salariés, notamment en leur offrant davantage de perspectives de mobilité. Pourtant l’auteur se montre plutôt pessimiste, en raison du climat social en France : « la flexisécurité n’est possible que dans une économie de marché apaisée, (…) Or la société française n’est pas apaisée, elle l’est de moins en moins. Le licenciement économique est perçu comme une victoire du capital sur le travail dans une société encore fortement marquée par la doxa marxiste ». Et pourtant l’angoisse du déclassement continue de tarauder la société française, en raison du coût exorbitant de la perte d’emploi : comme l’a montré l’économiste et sociologue Eric Maurin, en s’appuyant sur les études de l’OCDE, on peut mesurer une forte corrélation négative entre la protection de l’emploi et le sentiment de sécurité de l’emploi.
Revaloriser le travail
Réduction du temps de travail, salaire minimum trop uniforme et trop haut, assurance chômage peu incitatrice au retour à l’emploi, faible écart entre les revenus d’assistance et les revenus de l’activité productive : Jean-Olivier Hairault fait le constat qu’en France, tout se passe comme si notre modèle faisait le choix systématique de dévaloriser le travail. Il est temps d’intégrer le choc technologique et l’enjeu de la concurrence des puissances émergentes, en réformant profondément notre Etat Providence. Selon lui, la fin programmée du modèle social français résulte d’un « triangle d’incompatibilité » dans lequel nous nous sommes aujourd’hui enfermés, entre un haut niveau de protection sociale, un financement par prélèvement sur le travail et une stratégie malthusienne en matière d’heures travaillées. Si nous souhaitons conserver un modèle social généreux dans la mondialisation, ce qui est tout à fait légitime selon l’auteur, il devient urgent d’asseoir son financement sur un nombre plus élevé d’heures travaillées, car « nous n’avons plus aujourd’hui les moyens de nos ambitions ». Nous avons laissé croître l’Etat Providence sans mettre en œuvre les réformes structurelles nécessaires pour assurer sa pérennité. La France décroche d’ailleurs dans la hiérarchie du PIB par habitant, en particulier par rapport à l’Europe du Nord et les Etats-Unis. Si la France reste la cinquième puissance économique mondiale, c’est surtout grâce à la taille de sa population : ses performances relatives en termes de production par habitant se sont dégradées ces dix dernières années. Nous régressons donc par rapport aux autres pays en raison d’un taux de croissance du PIB plus faible : cumulé sur longue période, ces petites différences de taux de croissance du PIB créent de grands écarts de niveaux de vie moyen. Or, il y a deux forces fondamentales qui permettent d’élever le revenu par tête : l’efficacité du travail (unité de biens et services produites par une heure de travail en moyenne) et le nombre d’heures travaillées en moyenne par an dans la population. La France affiche une productivité du travail très élevée mais également un déficit important en termes d’heures travaillées…qui est donc la cause principale du décrochage français en termes d’heures travaillées (« moins de travail et donc moins de croissance que dans la plupart des pays développés affaiblissent notre modèle social » (…) Les gouvernements successifs n’ont pas perçu cette contradiction entre la croissance des dépenses sociales et les mesures qui ont hélas conduit à la baisse du nombre d’heures travaillées. Plus qu’une politique de l’offre, c’est une politique de l’offre de travail (allongement de la durée annuelle de travail et de la durée de la vie active) qu’il faudrait mettre en œuvre rapidement en France pour redresser notre production potentielle. En agissant sur ce talon d’Achille, le pays pourra espérer mieux exploiter ses points forts en matière de productivité du travail et d’innovation technologique, car selon Jean-Olivier Hairault, « la France réunit toutes les conditions de la réussite dans l’économie de la connaissance ».
Quatrième de couverture
Autrefois considéré comme un exemple à l’échelle planétaire, le modèle social français est aujourd’hui à bout de souffle. Temps de travail en baisse, pré-retraites longtemps encouragées, disparition progressive de secteurs entiers de l’industrie, refus de créer des emplois peu qualifiés car jugés « indécents », système d’aides aux effets pervers : en voulant à tout prix éviter le chômage, la France a fait le choix de l’inactivité. Pour finalement récolter les deux. Redéfinir un nouveau modèle social s’impose, selon Jean-Olivier Hairault, économiste et chercheur associé au CEPREMAP (Centre pour la recherche économique). En sacrifiant l’illusoire égalité idéologique pour oser un nécessaire pragmatisme. En travaillant davantage pour réduire les impôts et la dette publique, tout en préservant un haut niveau de protection sociale. Il n’y a pas de fatalité : voilà ce que nous montre ce tableau d’une économie prête à redécoller si on lui en donne les moyens.
L’auteur
Jean-Olivier Hairault est économiste et chercheur associé au CEPREMAP (Centre pour la recherche économique).