L'ouvrage
Il s’agit d’un défi majeur pour les pouvoirs publics puisque les masses financières en jeu sont considérables (1,5 point de PIB soit plus de quatre fois le budget de la Justice), et on sait que l’efficacité de l’indemnisation du chômage agit à la fois au niveau microéconomique et au niveau macroéconomique : sur le comportement des chômeurs au niveau individuel, qui réagissent aux incitations pécuniaires liées à la reprise d’emploi et aux contrôles du service public de l’emploi, mais aussi sur la demande agrégée durant le cycle économique, en maintenant la consommation des personnes privées d’emploi et le flux des revenus distribués dans l’économie. Mais cette efficacité du système d’assurance chômage est par ailleurs très difficile à mesurer car elle dépend de nombreux paramètres : le montant de l’allocation, sa durée, la durée de cotisation pour être indemnisé, le taux de cotisation, les exigences en matière de recherche d’emploi, les sanctions en cas de manquement à ces exigences, ou encore la possibilité de cumuler revenu d’activité et indemnisation. Le système d’assurance chômage optimal est alors celui qui combine efficacité et générosité pour assurer à moindre coût les salariés contre les risques de chômage : en effet, une bonne indemnisation du chômage maximise le bien-être des salariés, sécurise leurs revenus individuels, et contribue à amortir l’impact macroéconomique des récessions en stabilisant la demande adressée aux entreprises. De nombreux travaux sur la question de l’assurance chômage ont été réalisés par les économistes : ils permettent d’éclairer le débat macroéconomique sur le lien entre le système de protection sociale et la réforme du marché du travail, qui aujourd’hui revient sur les devants de l’actualité. Les différents travaux disponibles insistent en particulier sur le fait que le comportement de recherche d’emploi des chômeurs indemnisés s’avère très sensible aux paramètres de l’indemnisation, quelle que soit la nature de cette dernière.
Le système français est-il trop généreux ?
Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo insistent sur le fait que l’indemnisation du chômage en France est un dispositif complexe mais particulièrement généreux comparativement aux autres pays de l’OCDE : en termes de taux de remplacement (le ratio de ces allocations sur le salaire moyen net soit environ 70% du salaire net), en termes de niveau de couverture du nombre de chômeurs, avec une éligibilité au système dès quatre mois de travail, et avec une durée maximale d’indemnisation avec 24 mois sans dégressivité (36 mois pour les séniors). Il faut aussi tenir compte du taux de transformation, soit le rapport entre la durée des droits à l’assurance chômage et la durée cotisée : là aussi, la France figure parmi les pays les plus généreux (avec un ratio de 1) alors que la durée des droits est en moyenne deux fois plus courte que la durée de cotisation requise dans les pays de l’OCDE. Le montant maximal d’indemnisation, près de 6200 euros nets par mois, est le plus élevé au monde. Par ailleurs, et toujours comparativement par rapport aux autres pays développés, et outre la complexité et le nombre d’acteurs qui interagissent, il n’y a pas en France d’accompagnement particulièrement intense des demandeurs d’emploi, par un système de sanctions très strict en cas d’absence de recherche d’emploi ou de refus de propositions de formation ou d’offres d’emploi. Avec un taux de transformation et un taux d’éligibilité de l’assurance chômage aussi élevés, ainsi qu’une assistance chômage renouvelable indéfiniment, la France procure à ses demandeurs d’emploi une meilleure couverture contre le risque du chômage, relativement aux autres pays de l’OCDE. Au vu des calculs de l’OCDE, la France est, derrière l’Islande et la Norvège, un des pays les plus protecteurs parmi les pays développés : la France n’a pas un système de sanctions très sévère en cas de refus d’offre d’emploi ou de formation, notamment par comparaison avec les pays du Nord de l’Europe dont la générosité est comparable, et dont les performances du marché du travail sont régulièrement citées en exemple. Au Danemark et en Norvège, le système offre peu de marges de manœuvre aux chômeurs pour refuser des offres d’emplois : l’effet d’aléa moral (lorsque les chômeurs « profitent » des conditions de l’assurance chômage et effectuent peu de recherche active d’emploi) est considérablement réduit. Les bénéficiaires de l’allocation chômage sont tenus d’accepter tout travail dont ils sont capables, indépendamment de leur profession antérieure. Par exemple, deux refus successifs d’une offre d’emploi ou de participation à un programme actif entraînent une suspension de trois mois des allocations en Norvège, et à leur suppression pure et simple au Danemark. Mais ce système, parce qu’il est appliqué de manière stricte, aboutit finalement à peu de sanctions effectives car la menace est jugée sérieuse et suffisamment crédible.
L’analyse économique de l’indemnisation du chômage
Dans le cadre de l’analyse économique, la théorie du « job search » éclaire les déterminants microéconomiques du chômage (un chômage de « prospection ») : dans un environnement où l’information est imparfaite, la recherche d’emploi peut être longue et plus l’indemnisation du chômage et les aides sociales sont généreuses (allocation chômage, minima sociaux, aides familiales), plus l’incitation à allonger cette durée l’est également, et plus le taux de chômage peut être élevé. Néanmoins, l’allongement de la durée de la recherche d’emploi peut avoir un effet positif si elle permet d’améliorer le processus d’appariement sur le marché du travail et de donner aux travailleurs l’opportunité de trouver des emplois conformes à leur niveau de capital humain. L’assurance chômage est alors une forme de subvention à la recherche d’emploi et permet d’accroître la participation au marché du travail. Dans ce cadre théorique, le rôle des pouvoirs publics consiste à optimiser l’information sur le marché du travail et à développer le capital humain de la main-d’œuvre. Depuis les années 1970, l’assurance chômage en France a fait l’objet d’une série de réformes dans le sens d’une moindre générosité : en France comme dans de nombreux pays européens, la recherche d’un équilibre financier a conduit les partenaires sociaux et l’Etat à multiplier les réductions du niveau des prestations. De la même manière, les conditions d’éligibilité à l’indemnisation chômage ont été durcies (allongement des durées d’emploi antérieures qui ouvrent l’accès à l’indemnisation), et la durée de versement de l’indemnité a été réduite (dégressivité plus forte). Le système d’assurance chômage permet également de limiter l’impact qu’a le chômage sur le creusement des inégalités : en effet, le développement du chômage a un double impact sur les inégalités de revenu. Il a d’abord un impact instantané, mesuré par la perte de revenu que subissent les chômeurs, dont l’ampleur va dépendre des règles d’indemnisation de l’assurance chômage. Il a également un impact dynamique : la durée moyenne du chômage n’a cessé de s’allonger pendant les années 1990 et plus le capital de connaissance et de savoir-faire du chômeur se dégrade, plus son « employabilité » diminue, limitant ses chances de retrouver un emploi rémunéré.
Trouver le bon arbitrage entre assurance et incitation
Malgré la richesse des travaux de recherche sur les effets de l’assurance chômage sur la recherche d’emploi, Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo rappellent qu’il reste encore beaucoup à faire, notamment pour dépasser les difficultés méthodologiques qui rendent difficile la tâche de tirer des conclusions robustes. Les auteurs passent en revue les différentes méthodes d’évaluation existantes : expérience « contrôlée » et expérience « naturelle » (observations de l’impact des différentes réformes de l’assurance chômage mises en œuvre par les pouvoirs publics), analyses en « différences de différences » (comparaisons de groupes qui ont bénéficié des modifications des modalités d’indemnisation et de groupes qui n’en ont pas bénéficié), analyses de « discontinuité » (différence entre un groupe test et un groupe de contrôle au niveau d’un âge de référence afin d’observer les effets comparés avant et après ce seuil), ou encore études fondées sur la succession des évènements (effets observés des décisions de politiques publiques successives sur des groupes différents). Mais s’il existe un consensus parmi les économistes, c’est bien sur l’importance de l’efficacité du système d’assurance chômage en termes d’impact sur la qualité des institutions du marché du travail. Si un salarié perd son emploi, il n’est pas forcément dans son intérêt d’accepter l’emploi qui lui est immédiatement proposé, notamment si la rémunération qui lui est offerte est inférieure à celle qu’il estime correspondre à ses qualifications. La référence que le demandeur d’emploi a en tête en termes de rémunération acceptable est directement liée à l’emploi qu’il occupait précédemment. Les individus se fixent ainsi « un salaire de réservation », qui est le salaire minimum qu’ils acceptent : en dessous de ce seuil, ils refusent de travailler (plus le salaire de réservation est élevé, plus la période de chômage est longue). L’individu va donc accumuler de l’information pour sa recherche d’emploi, ce qui a un coût (collecte des offres disponibles, durée et conditions de travail, achat de journaux, frais de communication, etc.), tandis que les revenus qu’il perçoit se limitent aux indemnités de l’assurance chômage. Il a toutefois intérêt à prolonger sa recherche d’emploi aussi longtemps que son coût est inférieur au bénéfice qu’il en retire : c’est ce calcul coût/bénéfice qui va déterminer la durée de sa recherche d’emploi (à quel moment et à quelles conditions est-il alors rentable de chercher un travail et de sortir de l’inactivité ?) Ainsi, les exigences salariales du demandeur d’emploi vont baisser au fur et à mesure que dure sa recherche d’emploi. Du côté de l’entreprise, des coûts de recherche d’un travailleur pour occuper un poste vacant sont également engagés : au fil du temps et de la durée de recherche, l’employeur va augmenter progressivement le salaire proposé. Il y a donc une durée optimale nécessaire pour que le demandeur d’emploi et l’employeur se rencontrent (job matching) et qu’il y ait adéquation entre leurs différentes caractéristiques.
Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo rappellent alors qu’il s’agit de trouver le bon niveau d’assurance chômage, celui qui procure des ressources aux personnes qui perdent leur emploi afin d’éviter une trop forte dégradation de leur niveau de vie, tout en évitant les effets désincitatifs d’une indemnisation trop généreuse sur la recherche active d’emploi, et afin de préserver l’équilibre du système d’assurance chômage.
Les auteurs rappellent ainsi que dans l’ensemble, les études disponibles montrent qu’une indemnisation plus généreuse du chômage accroît la durée de ce dernier et, dans une moindre mesure, réduit le taux de retour vers l’emploi. Par ailleurs, prendre le temps de chercher un emploi est en effet susceptible d’améliorer la qualité de l’appariement entre les offres d’emploi et les compétences et aspirations de chacun. Mais cela peut également détériorer la qualité des emplois si le chômage de longue durée a des effets stigmatisant, ou s’il conduit à une dépréciation du capital humain.
Quelles sont les voies de réformes pertinentes de l’assurance chômage ? Dans leur conclusion, les auteurs évoquent alors quelques pistes : éviter que les revenus de remplacement soient supérieurs aux revenus du travail pour supprimer les effets de désincitation à la reprise d’emploi (grâce au versement d’allocations chômage complémentaires, il est parfois possible de recevoir un revenu total supérieur à l’ancien salaire net soit un taux de remplacement supérieur à 100% qui crée peu d’incitation à la reprise d’emploi) ; conditionner la générosité de l’assurance chômage à la qualité de l’accompagnement des demandeurs d’emploi (en améliorant le système de contrôle et de sanctions pour réduire l’effet d’aléa moral et converger vers ce que font de nombreux pays de l’OCDE) ; moduler les cotisations des entreprises en fonction du coût qu’ils font supporter à l’assurance chômage et limiter ainsi les subventions inefficaces (éliminer les subventions croisées entre emplois stables et instables qui aggravent la complexité du système) ; moduler la générosité du système en fonction de la situation macroéconomique (comme c’est le cas aux Etats-Unis par exemple en fonction du niveau du taux de chômage constaté), et améliorer ainsi la protection en temps de crise tout en créant des excédents en temps de croissance. L’attention doit bien se porter sur la nécessité d’équilibrer les comptes de l’assurance chômage afin de garantir la pérennité du système.
L'auteur
Pierre Cahuc est directeur du laboratoire de macroéconomie du CREST-ENSAE et professeur à l’école Polytechnique.
Stéphane Carcillo est professeur affilié au département d’économie de Sciences Po.
Quatrième de couverture
Indemniser au mieux les épisodes de chômage tout en limitant leur durée : telle est la vocation de l’assurance chômage. Loin de remplir cette mission, le système français opère une redistribution à grande échelle entre secteurs d’activité et niveaux de salaire. D’une efficacité limitée, il favorise l’instabilité de l’emploi et contribue à maintenir un chômage élevé. Or il existe d’importantes marges de manœuvre pour limiter ces transferts et les comportements d’optimisation qu’ils encouragent. Le système doit être recentré sur les incitations individuelles au maintien dans l’emploi, et son pilotage rendu plus cohérent par une meilleure coordination entre assurance et accompagnement des demandeurs d’emploi.