DEUXIÈME PARTIE (10 points) : raisonnement appuyé sur un dossier documentaire
Sujet : Vous montrerez que le vote peut être analysé comme un acte individuel ou comme un acte collectif.
Document 1
Il faudrait rappeler que les élections produisent aussi des électorats, agrégats mis en équivalence par des partis nationaux, lorsqu’ils existent, qui investissent des candidats et additionnent abstraitement les suffrages et contribuent ainsi à la nationalisation de la vie politique. La compétition dans chaque circonscription ne s’impose que progressivement. Outre les partis, des agents administratifs locaux y contribuent, qui renseignent le gouvernement sur l’état de l’opinion, avant (prédiction), pendant (intervention) et après (commentaire)l’élection conçue comme un « recensement ». C’est bien sûr le travail des commentateurs et des fondateurs d’une science politique de l’élection qui expliquent ainsi pourquoi les électeurs ont voté pour tel ou tel parti.
Car l’acte de voter peut se décliner en trois postures : voter, c’est voter pour le vote ; voter, c’est voter pour des raisons les plus multiples en son for intérieur ; et voter, c’est encore avoir voté pour les enjeux que ceux qui ont la maîtrise du commentaire définiront au vu des résultats agrégés du vote. C’est enfin, pour certains catholiques, voter pour son salut sous le regard de Dieu.
Source : Michel Offerlé, article élections, Encyclopédie historique de l’Europe (Christophe Charle, Daniel Roche dir.), Actes Sud, 2018, p. 1725.
Document 2
Élections présidentielle et législative de 2017 – Vote et critères socioéconomiques
Les non-diplômés et les plus modestes votent moins
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Sujet : Vous montrerez que le vote peut être analysé comme un acte individuel ou comme un acte collectif.
Michel Offerlé distingue trois dimensions concomitantes du vote : comme rituel et institution démocratique il réunit les citoyens en un collectif ; comme acte fondé sur des émotions et des raisons multiples, il est essentiellement individuel ; comme agrégation de ces comportements individuels, il est interprété par différents spécialistes (doc.1). On peut donc distinguer les comportements de vote vécus par les électeurs, et les modèles interprétatifs élaborés par les politistes. Dans les deux cas, l’accent peut être mis sur la dimension individuelle ou collective.
Max Weber a d’abord distingué de façon compréhensive trois types principaux de comportements électoraux. Avec le vote de transaction, l’électeur stratège et utilitariste évalue les avantages respectifs des offres disponibles sur le marché électoral. Le vote identitaire communautaire affirme l’appartenance à une famille politique ou un à parti, alors que le vote identitaire de conviction traduit un attachement à des valeurs constitutives de l’image de soi. Le premier et le troisième type correspondent au vote comme acte individuel, le second modèle au vote comme acte collectif.
Les travaux des politistes – surtout américains - ont de leur côté développé des modèles interprétatifs, qui ont diversement privilégié ces deux dimensions du vote: durant la période comprise entre les années 1940 aux
années 1960, caractérisée par une stabilité de l’offre et des comportements politiques, des modèles écologiques, traduisant des déterminismes socioéconomiques (doc.2) ont été mis en avant. Puis à partir des années 1970, le comportement électoral plus volatile des électeurs a constitué un terrain favorable à une modélisation de l’électeur stratège.
Nous étudierons donc successivement les analyses écologiques du vote insistant sur les appartenances collectives, puis les analyses stratégiques centrées sur la rationalité de l’électeur, avant de conclure à la complémentarité des deux approches.
Les analyses écologiques : le vote comme phénomène collectif
Le caractère collectif du vote a pu être mis en évidence à travers des modélisations successives insistant sur les appartenances sociales objectives ou subjectives, décrites à partir de variables lourdes, expliquant la permanence de comportements.
L’importance des facteurs géographiques et socioéconomiques
- Le modèle écologique-géographique d’André Siegfried (Tableau de la France de l’Ouest, 1913) a dissocié des comportements électoraux orientés à droite (la Vendée du nord granitique) et à gauche (la Vendée du sud calcaire) en combinant trois données : la nature du sol, le mode d’habitation et le régime de propriété. Aujourd’hui, les travaux des démographes Hervé Le Bras et Emmanuel Todd ainsi que du géographe Christophe Guilly montrent l’importance de l’habitat groupé et de la résidence en zones périurbaines comme variables explicatives du vote d’extrême droite.
- Selon le modèle de Columbia (Paul Lazarsfeld et alii, The People’s Choice, 1944), le statut socio-économique associé au lieu de résidence (rural ou urbain) permet d’identifier des groupes sociaux dont les comportements électoraux sont prédictibles.
L’importance de la socialisation politique
- Pour le modèle du Michigan (The American Voter, 1960), c’est l’identification à des valeurs - via la socialisation familiale- qui détermine une identification partisane durable.
- En France, des enquêtes du CEVIPOF ont montré dans les années 1980 (Guy Michelat et Michel Simon) deux fortes corrélations, entre culture ouvrière et vote communiste, et entre catholicisme pratiquant et vote à droite.
Les analyses stratégiques : le vote comme phénomène individuel
En réaction aux modèles antérieurs qui campaient un électeur passif subissant un déterminisme socioéconomique ou psychologique, d’autres modélisations centrées sur le vote comme acte individuel rationnel et éclairé ont rendu compte de la complexification des sociétés post-industrielles à partir des années 1970.
Le modèle de l’électeur stratège
Face à l’offre électorale, le modèle d’Anthony Downs (An Economic Theory of Democracy, 1957) présente l’électeur comme un homo oeconomicus qui cherche à maximiser le profit économique et symbolique qu’il peut retirer du vote : parfaitement informé, il est capable d’évaluer et de hiérarchiser les bénéfices personnels qu’il pourra en tirer.
Le « vote sur enjeux »
Dans le prolongement du modèle de Downs, les universitaires américains Norman Nie, Sydney Verba et John Petrocik (The Changing American Voter, 1976) ont produit le modèle du « vote sur enjeux », conçu comme une remise en question du modèle de Michigan, qui était centré sur l’identification partisane et la socialisation primaire. Au contraire, les électeurs effectueraient de plus en plus leurs choix en fonction des débats du moment, étant capables de décrypter l’offre politique et de formuler des préférences.
La complémentarité des deux approches
Le « paradoxe de Condorcet » : calcul individuel et résultat collectif
Condorcet (1743-1794), partant de l’égalité des citoyens résultant du Contrat social de J.-J. Rousseau, explore les difficultés concrètes de mise en œuvre de ce principe en s’intéressant à l’organisation du vote en démocratie : si chaque humain a une voix, comment réaliser le Un (l’unité politique de la nation) à partir du multiple ? Suffit-il d’un calcul arithmétique des suffrages pour qu’on puisse affirmer que le vote est bien la source de la volonté générale ? Selon le paradoxe, sur un plan strictement logique, la préférence collective exprimée peut contredire les préférences individuelles agrégées ; tout dépend du mode d’expression des préférences structuré par un mode de scrutin. Ainsi, François Bayrou a été le « vainqueur de Condorcet » des élections présidentielles de 2007 et 2012 (il aurait vaincu deux à deux chacun des autres candidats) sans passer le cap du second tour, principalement à cause du mode de scrutin majoritaire à deux tours, et Emmanuel Macron a été le « vainqueur de Condorcet » en 2017, malgré ce mode de scrutin.
La complémentarité des deux approches selon les types de comportements observés
Les modèles holistes rendent mieux compte de phénomènes récurrents (« bastions géographiques », ainsi l’Ouest vote à gauche, l’Est à droite ; spécificité de comportements de certains groupes sociaux, par exemple le vote conservateur des travailleurs indépendants), et les modèles stratégiques expliquent plus facilement les phénomènes de volatilité électorale.