Il s’agit donc de lever un coin du voile qui recouvre pudiquement les mystères de la bourgeoisie et de montrer ce qui constitue en classe sociale un groupe apparemment composite. La noblesse fortunée y coexiste avec les familles bourgeoises. Des industriels, des hommes d’affaires, des banquiers, de vieille souche ou de récente extraction, y voisinent avec des exploitants agricoles, des hauts fonctionnaires, des membres de l’Institut, des généraux [...].
Les bourgeois sont riches, mais d’une richesse multiforme, un alliage fait d’argent, de beaucoup d’argent, mais aussi de culture, de relations sociales et de prestige. Comme les handicaps sociaux se cumulent, les privilèges s’accumulent.
La bourgeoisie est-elle une classe menacée de disparition, comme la noblesse autrefois ? Celle-ci n’a-t-elle pas fusionné avec les nouvelles élites ? Dans quelles conditions les positions dominantes se reproduisent-elles d’une génération à l’autre ? De nouvelles fortunes apparaissent et défraient la chronique. Sont-elles appelées à rejoindre la cohorte des nantis ? L’analyse diachonique met en évidence les processus de renouvellement des classes dirigeantes, mais aussi leur permanence à travers leurs différentes composantes. La constitution de lignées apparaît ainsi comme centrale dans les processus de transmission des positions dominantes. La fusion de la noblesse et de la bourgeoisie la plus ancienne s’inscrit dans cette logique.
Cette fusion va de pair avec la cohabitation dans les mêmes quartiers. Le pouvoir social étant aussi un pouvoir sur l’espace, la haute société exprime son unité profonde par la recherche systématique de l’entre-soi dans l’habitat et dans les lieux de villégiature. Cette ségrégation, qui est surtout une agrégation des semblables, produit un effet de méconnaissance par la séparation d’avec le reste de la société.
Que se passe-t-il à l’abri des regards indiscrets ? D’abord une intense sociabilité, dont les enjeux sont beaucoup plus importants que ne le laisse supposer une expression comme “vie mondaine”. A travers celle-ci s’accumule et se gère une forme de richesse essentielle, le capital social [...]. La densité des relations conduit à une sorte de collectivisme paradoxal. Les familles mettent en commun une partie de leurs patrimoines et de leurs ressources dans le cadre des échanges incessants qui rythment leur vie. La richesse des uns vient aussi accroître celle des autres par la médiation d’une intense sociabilité qui partage les valeurs d’usage, sans que, bien entendu, la propriété patrimoniale soit pour autant écornée [...].
L’avenir de cette classe apparaît ainsi prometteur. Elle est à peu près la seule au début du XXIème siècle à exister encore réellement en tant que classe, c’est-à-dire en ayant conscience de ses limites et de ses intérêts collectifs. Aucun autre groupe social ne présente, à ce degré, unité, conscience de soi et mobilisation.
Source : Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 2004.
Questions
1.Pourquoi peut-on dire que la bourgeoisie n’est pas une catégorie homogène ?
2.Quels sont les éléments qui en font pourtant une “classe en soi” ?
3.Pourquoi peut-on dire que la bourgeoisie constitue même une classe sociale au sens marxiste du terme ?
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1.Pourquoi peut-on dire que la bourgeoisie n’est pas une catégorie homogène ?
Les situations sont très disparates : noblesse fortunée, bourgeoisie d’affairezs, exploitants agricoles aisés, hauts fonctionnaires, dignitaires militaires.
2.Quels sont les éléments qui en font pourtant une “classe en soi” ?
Les membres de la bourgeoisie partagent des caractéristiques objectives communes : aisance financière, soin à constituer des lignées, cohabitation dans les mêmes quartiers, partage d’une sociabilité mondaine.
3.Pourquoi peut-on dire que la bourgeoisie constitue même une classe sociale au sens marxiste du terme ?
La bourgeoisie, selon les Pinçon-Charlot, a pour caractéristique d’être consciente de ses intérêts communs et de s’organiser afin de la préserver. Elle pratique volontairement à la fois l’entre-soi et la distanciation d’avec les autres fractions de la société. La bourgeoisie semble donc dotée d’une véritable conscience de classe.