Sujet : A l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que les répertoires contemporains de l’action collective traduisent à la fois un usage accru des outils numériques et une efficacité politique inégale.
Document 1 : Les mouvements sociaux connectés
Le présent ouvrage aborde les transformations apportées par les technologies numériques aux trajectoires des mouvements sociaux et de la sphère publique. L’analyse développée ici s’inscrit dans le contexte des affordances propres aux technologie numériques (i.e. : ce qu’elles facilitent ou rendent possible) et des caractéristiques spécifiques des grandes plateformes logicielles qui jouent désormais un rôle central dans l’organisation des mouvements sociaux du monde entier : Facebook, Twitter, Google et autres. Le principal objectif de ce travail consiste à examiner, au moyen d’analyses conceptuelles fournies et fondées sur une démarche empirique, les mécanismes qui opèrent dans la sphère publique connectée et qui influencent les trajectoires et les dynamiques des mouvements sociaux. (…)
Aucun des dilemmes de l’action collective n’a disparu, mais certains ont radicalement évolué. Les technologies numériques jouent un rôle si important dans les mouvements sociaux de notre époque que de nombreuses mobilisations sont désignées par leur hashtag – la convention de Twitter pour désigner un sujet : #jan25 pour la révolte de la place Tahrir (Le Caire) du 25 janvier 2011, #VemPraRua (« descendez dans la rue ») au brésil, #direngezi pour les manifestations du parc Gezi à istanbul, en Turquie, ou encore #occupywallstreet. Les activistes peuvent incarner leur propre média, mener des campagnes publicitaires, contourner la censure et coordonner facilement leurs actions.
Source : Zeynep Tufekci, « Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée », C1F éditions, 2019 (Yale University Press, 2017), pp. 32, 36-37.
Document 2 : Les plateformes de propositions de « sortie de crise »
Plateforme « Plan de sortie de crise » (Philippe Martinez, CGT ; Aurélie trouvé, ATTAC ; Jean-François Julliard, Greenpeace France)
En quoi cette initiative est-elle différente des multiples appels parus sur le monde d’après, comme le pacte du « pouvoir de vivre » porté par Nicolas Hulot et Laurent Berger, de la CFDT ?
J.-F. J. : On trouve dans les 34 mesures des actions qui doivent être mises en œuvre immédiatement (masques gratuits pour tous, plan hôpital) et des mesures à court et moyen termes qui vont entraîner une reconstruction écologique et sociale de nos sociétés. On a des mesures radicales qui vont plus loin que la simple incantation.
A. T. : Nous avons invité le Pacte du pouvoir de vivre à participer à notre démarche. Ils n’ont pas souhaité nous rejoindre. Le socle des idées que nous mettons sur la table implique un changement de système, une sortie du système néolibéral et productiviste. Quand on propose que la dette publique détenue par la Banque centrale européenne soit une dette perpétuelle à taux zéro, ce n’est pas rien du point de vue macroéconomique.
Plateforme « Pacte du pouvoir de vivre » (Nicolas Hulot, CFDT)
Sources : Nabil Wakim, Sylvia Zappi, entretien avec Philippe Martinez (SG de la CGT), Aurélie Trouvé (coprésidente d’ATTAC), Jean-François Julliard (DG de Greenpeace France), Le Monde 26 mai 2020 ; pactedupouvoirdevivre.fr
Document 3 : Le répertoire d’action politique du mouvement Occupy Wall Street
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Sujet : A l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que les répertoires contemporains de l’action collective mobilisés par les acteurs sociaux traduisent à la fois un usage accru des outils numériques et une efficacité politique inégale.
Les répertoires contemporains nationaux de l’action collective, c’est-à-dire les types de moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés se sont transformés, notamment depuis la crise des Subprimes (printemps 2007) et le Printemps arabe (début 2011) à l’intérieur même d’un modèle « transnational solidariste ».
Ces transformations sont caractérisées par de nouveaux acteurs (des collectifs, comités, processus hybrides société civile-État…) et de nouveaux objectifs et causes (l’environnement, la question décoloniale..), mais également par de nouveaux moyens d’action largement fondés sur la connectivité numérique.
On peut cependant observer que, selon l’acteur social, l’efficacité politique de la mobilisation des outils numériques est très inégale en fonction de la structure et de l’adéquation aux buts visés de chaque répertoire d’acteur, ainsi que de la capacité à infléchir une politique publique sectorielle.
I. Les transformations du répertoire contemporain de l’action politique
Voyons comment, pour une période donnée, un répertoire national de l’action collective se traduit politiquement en répertoire de l’action politique, et en quoi ce dernier s’est complexifié depuis le début du troisième millénaire.
A) Le répertoire contemporain de l’action collective
Les travaux en sociohistoire du politique de Charles Tilly ont montré que la participation politique des individus était – dans une société donnée pour une période donnée – délimitée à l’intérieur d’un cadre d’actions collectives possibles, alors même que l’action collective s’est progressivement politisée au cours de l’histoire. Pour ce dernier, « toute population a un répertoire limité d’actions collectives c’est-à-dire des moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés (…) ces différents moyens d’action composant un répertoire » (« La France conteste- de 1600 à nos jours », Fayard, 1986). Selon Ch. Tilly, le répertoire national d’action collective de la France depuis les années 1850 serait « national autonome » (les enjeux sociaux sont pensés à l’échelon national et les doléances adressées aux autorités étatiques plutôt qu’à des notables locaux) ; progressivement depuis les années 1980, le répertoire national caractéristique des sociétés capitalistes démocratiques serait devenu transnational et solidariste, les enjeux liés à la globalisation économique, l’accroissement des inégalités et la dégradation de l’environnement suscitant la mobilisation d’un grand nombre d’acteurs, selon une voie conventionnelle (cadre légal) ou non-conventionnelle (mise en question de la légitimité du système politique).
B) la traduction en répertoire contemporain de l’action politique
La politisation d’un répertoire de l’action collective peut s’expliquer par quatre processus. D’une part, les travaux du socio-historien Norbert Elias (Le processus de civilisation, 1939) ont montré que sur le temps long dans les sociétés européennes, l’adoucissement des mœurs et la parlementarisation de la vie politique ont conjointement circonscrit la violence à des formes plus encadrées d’actions collectives. D’autre part, le tournant « national-autonome » observé par Charles Tilly à partir du milieu du XIX° siècle s’illustre différemment lors du processus de construction des États-Nations (travaux de l’historien britannique Ernest Gellner) durant la deuxième moitié du XIX° siècle dans chaque pays. Troisième processus : dans chaque cadre national, les groupes d’intérêt et leurs répertoires d’actions collectives vont se structurer face à un type d’État et à une offre politique. Ainsi, le panorama actuel de l’engagement politique résulte d’un face à face entre une demande et une offre politiques orientant le fonctionnement des politiques publiques sectorielles. Les États contemporains sont sectorisés et un secteur est le découpage de la réalité sur laquelle interviennent des acteurs et des groupes d’intérêt considérés comme légitimes (politique de la santé, de l’environnement, du maintien de l’ordre…), et disposant d’une logique autonome. De ce fait enfin, chaque acteur social dans sa spécificité, va développer son propre répertoire de l’action politique (doc.3).
C) la complexification contemporaine des répertoires de l’action politique
L’engagement politique dans une action collective a connu une complexification observable à travers les mutations du répertoire d’actions politiques transnational et solidariste qui avait émergé dans les années 1980 dans les sociétés capitalistes et démocratiques. Le cadre contextuel de cette complexification comporte trois dimensions. Une première dimension est liée à une triple crise aux effets connexes, économique, sociale et de la démocratie représentative, intensifiée depuis la crise des subprimes (printemps 2007). Une seconde dimension réside dans la montée en puissance de mouvements sociaux numériquement connectés bénéficiant d’ « effets d’affordance » et d’une efficacité inédite. La troisième dimension est idéologique et liée au caractère transnational du nouveau répertoire d’action politique : la grille d’analyse sociétale adossée au concept d’ « intersectionnalité » largement importée des États-Unis à la fois est interprétée et utilisée différemment par de nouveaux acteurs sociaux (critique d’une dominations structurelle ; affirmation communautariste), contribue à forger de nouvelles stratégies organisationnelles et des alliances inédites entre composantes de la société civile organisée et partis politiques, et fait l’objet d’échanges croisés entre répertoires nationaux différenciés de l’action politique (not. entre USA et Europe, entre États européens).
II. La connectivité numérique, au cœur de l’engagement politique
Le modèle d’un répertoire « transnational solidariste s’est lui-même transformé depuis quelques décennies, incluant notamment un usage massifs des outils numériques.
A) Les transformations récentes du répertoire transnational et solidariste
Le répertoire « transnational solidariste » constitue depuis les années 1980 le cadre de mobilisations de populations indignées autour de causes comme l’altermondialisme, l’écologie politique, la lutte contre les inégalités et les injustices sociales, et organisées au-delà des frontières nationales.
Cinq traits supplémentaires corrélés caractérisent ce répertoire depuis les années 2000:
- la mobilisation d’outils numériques
- la prégnance d’une grille d’analyse (fondée notamment sur le concept d’intersectionnalité)
- le déploiement de stratégies organisationnelles construites en collectifs
- la possibilité de divergences ou de convergences entre orientations idéologiques à l’intérieur de ces collectifs
- une diversification des modalités d’intervention
B) la mobilisation d’outils numériques par les acteurs sociaux : la connectivité
Cette nouvelle caractéristique touche tous les acteurs de la vie politique. Les affordances (possibilités d’action) propres aux technologies numériques et les régulations spécifiques opérées par les grandes plateformes logicielles offrent aux activistes le pouvoir d’incarner leur propre média, de mener des campagnes publicitaires, de contourner la censure et de coordonner facilement leurs actions (doc.1).
Un premier type d’affordances correspond à la connectivité. L’utilisation de technologies numériques (téléphones numériques, SMS, diffusion d’informations sur Twitter et Facebook) a permis la mobilisation massive et spontanée de foules protestataires comme le mouvement Occupy Wall street dès le début de la crise des subprimes en 2008 ou comme le Printemps arabe à partir de février 2011. Ces nouvelles capacités d’action collective se sont cependant heurtées à un contrôle de l’usage des réseaux sociaux par les plateformes logicielles (par exemple la levée de l’anonymat par Facebook ou le traçage d’activistes par les autorités politiques dans les régimes autoritaires). L’ensemble de cette configuration définit les possibilités et limites d’un répertoire de l’action politique pour les mouvements sociaux connectés.
C) la mobilisation d’outils numériques par les acteurs sociaux : la viralité
Un deuxième type d’affordances correspond à la viralité. La convention créée par Twitter pour désigner un sujet permet de regrouper un nombre infini de liens vers des sous-thèmes et de mobiliser simultanément de façon « virale » un très grand nombre d’internautes autour d’une cause ou d’un mot d’ordre, comme « descendez dans la rue » au Brésil. Ainsi, le répertoire d’action politique associé à ces mouvements sociaux protestataires connectés est caractérisé par la connectivité des individus, la transnationalité d’une cause, l’horizontalité de l’organisation politique (absence de hiérarchie dans des réseaux sans leaders).
D’autres acteurs de la vie politique cherchent à exploiter ces affordances (organisation interne, démocratie délibérative). C’est le cas en France de partis politiques comme LFI et LREM (partis de plateforme avec une base politique faible) ou encore de plateformes de propositions de sortie de crise (doc.2) qui suscitent un nouveau type de coalition entre la société civile organisée et les partis politiques.
III. L’efficacité politique inégale des acteurs sociaux numériquement connectés
Deux critères permettent d’analyser les différence d’efficacité politique des acteurs sociaux connectés : la structure et l’adéquation aux objectifs de chaque répertoire de l’action politique, et la capacité à infléchir des politiques sectorielles menées par l’État.
A) Les types de répertoires d’action politique selon les acteurs sociaux
On peut tenter d’esquisser un tableau typologique des répertoires de l’action politique contemporaine, en partant de la pluralité des situations de mobilisation collective. Comparons des acteurs comme Les Indignés, Occupy Wall Street, Anonymous, la pratique d’un genou à terre, Black Lives Matter, le Comité Adama, la Convention citoyenne pour le climat en organisant une classification autour de deux critères : les objectifs privilégiés et les ressources mobilisées par chaque acteur, et le type de répertoire national dans lequel il s’inscrit. Ainsi, chaque acteur de la vie politique est caractérisé par un répertoire propre. Par exemple, le mouvement Occupy Wall Street (objectif : lutte pour une régulation de la finance boursière, ressource : scandalisation, type de répertoire : national-autonome américain), le mouvement des Gilets Jaunes (lutte contre inégalités économiques et injustices sociales, nombre et scandalisation, répertoire national-autonome français) et la Convention citoyenne pour le climat (propositions pour réorienter la politique climatique et environnementale, expertise, répertoire national-autonome français + transnational solidariste) peuvent être comparés en termes de types de répertoires.
Par ailleurs, dans les sociétés démocratiques contemporaines, on peut avoir une coexistence entre un répertoire d’action politique « national-autonome » et un répertoire « transnational solidariste ». Le mouvement de protestation sociale Black Lives Matter est né aux USA en 2013 dans la communauté africaine-américaine militant contre le racisme systémique envers les Noirs, et plus précisément contre les atteintes mortelles de personnes noires par des policiers blancs. Il s’est développé aux États-Unis et dans le monde entier en mai-juin 2020 suite au décès de George Floyd, dont la mort par étouffement sous le genou d’un policier blanc avait été diffusée en direct. Il s’inscrit d’une part dans le cadre d’un répertoire « national-autonome » américain (les manifestants s’adressent directement de façon médiatisée au Gouvernement), mais par ailleurs sa rapide diffusion mondiale l’inscrit également dans le cadre d’un répertoire d’action politique « transnational et solidariste », qui a par exemple inspiré le comité Adama en France.
B) L’efficacité politique inégale des acteurs sociaux connectés
Ce classement des répertoires de l’action politique contemporaine peut être appliqué à un cas particulier afin de mieux en saisir les spécificités. Le répertoire d’Occupy Wall Street peut être ainsi analysé de manière comparative. Il mobilise un processus horizontal de prise de décision, pas de revendications (celles-ci selon l’intellectuel Noam Chomsky légitimeraient à tort l’État comme interlocuteur), une faible efficacité politique, une faible expertise mais une influence internationale. En France, en effet, le collectif « Nuit debout » a pu être rapproché des modalités d’action (rassemblements pacifiques, fonctionnement horizontal, idéologie libertaire, catégories sociales à fort capital culturel) d’OWS. En revanche, le mouvement « Gilets Jaunes », en dépit d’une organisation horizontale, est un mouvement social de masse qui a su construire une plateforme de propositions et mobiliser des ressources (occupations de locaux, manifestations interdites médiatisées, association à des grèves…) aboutissant à un véritable rapport de force, forçant le Gouvernement à élargir le dialogue social.
Une autre manière d’utiliser les ressources de la comparaison consiste à singulariser le type de répertoire des acteurs politiques connectés. Le répertoire d’action politique associé aux mouvements sociaux protestataires connectés est caractérisé par la connectivité des individus, la transnationalité d’une cause, l’horizontalité de l’organisation politique (absence de hiérarchie dans des réseaux sans leaders). Par ailleurs, des partis politiques fondés sur une organisation de plateforme (LFI, LREL) sont caractérisés par la recherche d’affordances associées à une forte connectivité, mais également une forte centralisation et une certaine opacité de l’organisation politique, tout en se référant à un répertoire national.
Revenons sur la comparaison entre deux cas de mouvements sociaux connectés, sous l’angle de leur efficacité politique. La structure du répertoire du Comité La vérité pour Adama en France illustre nettement une meilleure efficacité que le mouvement OWS. Sa configuration illustre probablement le mieux la complexification de l’engagement politique à partir des années 2010 dans un pays comme la France. Ici, l’efficacité du répertoire articule trois dimensions :
- le Comité Adama couvre la quasi-totalité des causes possibles d’un répertoire d’action politique dans la France des années 2010-2020.
- La stratégie du Comité de mise en œuvre réfléchie de la grille d’analyse des rapports de domination (contrairement au micro-parti Les Indigènes de la république) de l’intersectionnalisme le place au cœur d’une logique de convergence idéologique.
- De fait, le Comité fédère l’action d’un grand nombre de groupements différents (associations, syndicats, mouvements des gilets jaunes).
Comparativement, le mouvement OWS a manifesté une moindre efficacité politique (dans le cadre du répertoire de l’action politique national américain) à la fois sous l’angle de l’organisation interne, du mode de gouvernance et du pouvoir d’influence sur les politiques publiques.
C) L’efficacité politique comme capacité à infléchir des politiques sectorielles
Prenons le cas de la Convention pour le climat en France. Ce processus politique complexe (octobre 2019- juin 2020) visait à réorienter dans l’urgence l’économie et la société française dans l’optique d’un développement durable (réduction des émissions de GES de 40% d’ici 2030) et résultait des travaux et de la réflexion émanant de trois instances différentes : les conclusions du Grand Débat national initié par le Président Macron, une proposition du collectif Gilets Jaunes et le Conseil Économique social et Environnemental (CESE). La démarche inédite consistait à permettre à des citoyens tirés au sort de réfléchir sur cette thématique et de faire des propositions au Gouvernement, en dehors des expertises officielles souvent associées à des groupes d’intérêt.
Dans le cadre de la politique environnementale, l’abandon en juillet 2021 du projet de référendum sur le climat voulu par le Président Macron visant à faire inscrire dans la Constitution le principe que « la République garantit la préservation de l’environnement et de la diversité biologique » peut être considéré comme un échec collectif de l’ensemble des acteurs du secteur. Cette mesure émanait de la Convention citoyenne pour le climat, mais a été refusée par la majorité conservatrice du Sénat et n’a pas obtenu le soutien de la Gauche, alors même que le Conseil d’État a sommé le pouvoir exécutif d’infléchir la courbe d’émission de gaz à effet de serre. Face à l’imminence des dangers, le citoyen est privé d’un débat crucial et d’un vote décisif.
Or, cet échec ponctue un processus politique complexe, démocratique et innovant, qui avait efficacement mobilisés les outils numériques associés au répertoire transnational solidariste de l’action politique.