Depuis l'Antiquité, il existe des marchands, des affaires commerciales et des associés. Mais l’entreprise telle que nous la connaissons ne pouvait naître qu’à la fin du XIXe siècle, bien après la loi de 1867 qui libéralisait le statut juridique des sociétés anonymes. En effet, l’entreprise moderne est née de l’impact de la démarche scientifique sur l’activité productive et commerciale, et de la systématisation de l’invention de nouveaux produits par les ingénieurs et les créateurs. Entre 1890 et 1914, les effets de cette mutation sont spectaculaires : développement de la chimie, de l’électricité, du téléphone, de l’automobile, de l’avion, du cinéma, des plastiques…
A la différence de l’entrepreneur, qui organisait simplement la production dans la vie habituelle des affaires, l’entreprise forme un régime de création de richesses sans précédent. Cette nouvelle puissance collective transforme les repères culturels autant que les techniques et les connaissances ; elle bouleverse le monde universitaire et éducatif. Car sans la science, sans la conception industrielle, quelles richesses aurait pu créer le capitalisme, même le plus dynamique ?
D’où une seconde confusion : croire que l’entreprise est l’enfant du capitalisme et de la société anonyme. L’entreprise n’a pu exister qu’avec des principes renouvelant profondément le capitalisme : l’investissement scientifique et la création collective comme seules sources soutenables de profit ; un management autonome qui se fonde, en principe, sur la compétence et la confiance des personnels ; un droit du travail qui impose à tous la protection sociale des personnels.
Partout, ces principes ont mis la société anonyme au service de l’entreprise ; en Europe, ils ont souvent favorisé la participation des salariés à la gestion (codétermination).
Mais depuis les années 1980, ce cycle de développement s’est brisé. La société anonyme est devenue un outil financier au service d’un actionnariat mondialisé, organisé en fonds puissants, exigeant des dividendes élevés, certains et rapides. Trop souvent, elle sert de leurre fiscal sans lien avec l’activité de l’entreprise.
Alors, les inégalités salariales ont explosé ; l’emploi et les investissements n’ont plus suivi les profits. Ainsi, tout en aggravant le conflit capital-travail, la domination de la valeur pour l’actionnaire menace directement le potentiel d’innovation et d’engagement sociétal de l’entreprise, au moment même où l’humanité doit impérativement engager des transformations énergétiques et alimentaires majeures, où la réaction aux crises migratoires menace les démocraties.
La réforme nécessaire est donc bien celle de la société anonyme afin que, dans un cadre de droit adapté aux problèmes de notre temps, l’entreprise, non seulement, crée des emplois, mais contribue à inventer les techniques, les modes de vie et les formes de gouvernance du développement durable.
Source : Le Monde, A. Hatchuel , Un nouveau cadre de droit pour l’entreprise, 11/01/2018.
Questions :
A - En quoi l’entreprise moderne est-elle profondément liée à l’innovation ?
B - Pourquoi Armand Hatchuel insiste-t-il sur la définition de l’entreprise comme « puissance collective » ?
C - En quoi les années 1980 constituent-elles une rupture ?
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A- En quoi l’entreprise moderne est-elle profondément liée à l’innovation ?
L’entreprise moderne est née à la fin du XIXe siècle dans la mesure où les progrès scientifiques ont eu alors un impact considérable sur l’activité de production. L’invention de nouvelles techniques et de nouveaux produits par les ingénieurs a bouleversé la société tant au niveau de la consommation que de l’organisation spatiale (population rassemblée autour des usines) et de la structure sociale. Les innovations dans la chimie, l’électricité, l’automobile, les moyens de communication, etc. ont fait naître l’entreprise moderne comme acteur de transformation des modes de vie.
B- Pourquoi Armand Hatchuel insiste-t-il sur la définition de l’entreprise comme « puissance collective » ?
L’entreprise ne se résume pas à l’entrepreneur. Elle constitue, par définition, un « régime de création de richesses », comme l’écrit A. Hatchuel, car il est fondé sur un collectif. L’innovation, l’adaptation aux techniques, la mobilisation d’un groupe autour d’un objectif sont au cœur de la puissance collective de l’entreprise. Celle-ci ne peut exister sans une certaine confiance dans l’implication, la compétence de chacun.
C- En quoi les années 1980 constituent-elles une rupture ?
Les années 1980 sont celles de l’ouverture des marchés financiers à la mondialisation. Cette mutation a eu des impacts profonds sur le fonctionnement et la perception de l’entreprise. La gouvernance de la société est passée sous l’influence d’actionnaires nouveaux : un actionnariat mondialisé, en particulier des fonds financiers aux moyens puissants. La priorité de la gouvernance de ces sociétés cotées est donc devenue la « valeur actionnariale » c’est-à-dire l’évolution des dividendes et du cours de l’action. Cette rupture ne concerne pas les petites et moyennes entreprises de façon directe mais, via la sous-traitance, l’ensemble du paysage de l’entreprise est touché. Les décisions en matière d’emploi, de recherche, d’investissements et de localisation géographique sont conditionnées aux profits. A partir de là, l’engagement dans l’innovation et dans les enjeux sociétaux de l’entreprise sont secondaires.