Document 9. Le caractère différencié des processus de socialisation en fonction du milieu social : la fabrique des footballeurs

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La fabrique des footballeurs

Le sociologue Julien Bertrand a mené l’enquête dans le centre de formation d’un grand club de football français. Son étude déconstruit l’image du talent sportif comme don, et celle du football comme voie privilégiée d’ascension sociale pour les jeunes issus des milieux populaires.

Le spectacle offert par la Coupe de Monde de football entretient l’idée, plus ou moins confuse, que le footballeur réalise sur le terrain un talent naturel dont le geste parfait veut être la plus belle incarnation. Mais la célébration du « génie » des idoles ne doit pas faire oublier qu’elles sont savamment produites – la grâce ne doit pas faire oublier que le football est un métier, dont l’apprentissage a ses règles et ses exigences. On ne naît pas footballeur, on le devient. Au football, l’accès à cette élite repose sur une socialisation longue et intensive, d’autant plus exigeante que derrière l’apparente facilité des gestes se cache un travail de longue haleine nécessitant un sens de l’effort et de la persévérance. (…)

Cette enquête, menée par le biais d’observations, d’entretiens (avec trente-trois apprentis) et d’une étude des dossiers scolaires, s’est déroulée dans l’un des grands clubs professionnels français, au sein duquel les apprentis connaissent un apprentissage sportif intensif (de quatre à sept entraînements hebdomadaires).

L’analyse de la genèse des parcours des jeunes apprentis montre que la carrière du footballeur n’a rien d’une « passion » spontanée. (…)

Premièrement, le développement de ces « talents » se réalise très souvent à l’intérieur de familles dans lesquelles l’initiation footballistique est d’autant plus précoce que ce sport y occupe une place conséquente. Sa pratique et son spectacle constituent souvent un trait significatif d’une précoce socialisation masculine portée par des pères « footeux » (deux tiers des pères ont joué en club) et dont les effets se lisent sur l’ensemble de la fratrie (neuf sur dix des frères des enquêtés pratiquent ou ont pratiqué ce sport). L’engagement de ces pères dans le jeu n’avait d’ailleurs souvent rien d’anecdotique puisqu’un tiers a pratiqué dans des championnats nationaux et près d’un quart a occupé des fonctions d’encadrement. Les footballeurs rejoignent ici d’autres métiers à carrière précoce dans lesquels l’initiation familiale joue souvent un rôle décisif (cela a été observé dans le domaine sportif chez les cyclistes et les athlètes ou dans le domaine musical chez les violonistes solistes ou les clarinettistes.

L’imprégnation précoce des jeunes par cette culture sportive s’opère, le plus souvent, à l’intérieur de familles appartenant aux milieux populaires. Plus de la moitié des apprentis rencontrés a un père ouvrier ou employé (environ 57 % sur 47 cas).

Les données sur le centre étudié, proches de celles produites par une enquête statistique menée au cours des années 1990, semblent situer le football parmi les sports où l’excellence est majoritairement l’affaire des classes populaires (avec le cyclisme ou la gymnastique par exemple), alors que la population des sportifs de haut niveau dans son ensemble est majoritairement issue de familles fortement dotées en ressources culturelles et économiques. Cependant, le lien entre professionnalisme et classes populaires est loin d’être univoque, et cela d’autant plus que l’institutionnalisation de la formation a toutes les chances d’élargir le recrutement social. C’est ce que laisse penser le fait que les fils des cadres et professions intellectuelles supérieures sont loin d’être exclus (presque un cinquième de la population) et que leur proportion s’est sensiblement accrue chez les footballeurs de métier entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990. Cette évolution rappelle, par ailleurs, que la relation entre les groupes sociaux et les formes de pratique sportive est l’objet de fluctuations historiques et n’a rien de « naturel ». (…)

Source : Julien Bertrand, « La fabrique des footballeurs », La Vie des idées, 30 juin 2010.

Questions : 

1. Expliquez la phrase « On ne naît pas footballeur, on le devient »

2. Selon vous, comment s’opère cette une « socialisation longue et intensive » ?

3. Quelle est la place de la famille dans « La fabrique des footballeurs » ?

4. Illustrez la place et le rôle de la famille dans d’autres pratiques sportives

5. Le footballeur se « fabrique » t-il essentiellement dans les milieux populaires ?

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Questions : 

1. Expliquez la phrase « On ne naît pas footballeur, on le devient »

L’auteur reprendre la célèbre phrase de Simone de Beauvoir (1908-1986) qui dans Le Deuxième Sexe (1949), un ouvrage qui fera date en décrivant les différences sociales entre hommes et femmes, affirme : « On ne naît pas femme, on le devient ». Il s’agit pour la philosophe et la féministe de souligner à travers l’histoire, les mythes et l’expérience vécue des femmes que ce sont les actions (lâcheté, sexisme, cruauté, passivité) des hommes et des femmes qui imposent des rôles différents aux personnes des deux sexes.

Dans ce texte, le sociologue veut déconstruire la vision du sportif de haut niveau comme « génie » dont seule de « don » expliquerait sa professionnalisation.

Il veut mettre à jour, comme pour tout métier, le processus d’apprentissage et d’intériorisation des normes, des comportements, des valeurs et des croyances d’un groupe social particulier : ici, les footballeurs professionnels.

2. Selon vous, comment s’opère cette une « socialisation longue et intensive » ?

Il met en avant l’idée d’un « parcours » qui se réalise à l’intérieur d’un système de formation fortement organisé et institutionnalisé.

L’apprentissage est pris en charge des institutions (cf. actions des fédérations au niveau départemental, régional ou national, centre de formation, etc.).

Il souligne aussi l’apprentissage sportif intensif (de quatre à sept entraînements hebdomadaires) nécessaire pour apprendre et intérioriser « les gestes du métier ».

L’apprentissage et la production rationalisée des savoir-faire, les efforts physiques nécessaire pour avoir un corps aux normes athlétiques, il soulignera dans son ouvrage l’inculcation d’une discipline individuelle et collective et la transmission de valeurs (« culture de la gagne », sens de l’honneur).

3. Quelle est la place de la famille dans « La fabrique des footballeurs » ?

Julien Bertrand souligne que la place de la famille est centrale. D’abord, elle influence les choix des enfants, explicitement ou implicitement, puisqu’ils pratiquent un sport déjà pratiqué, souvent à haut niveau, par leurs pères. Ensuite, la famille ne fait qu’initier et encourager, elle s’engage aussi (pères et/ou fratrie) pour renforcer la pratique.

4. Illustrez la place et le rôle de la famille dans d’autres pratiques sportives

On peut reprendre l’exemple cité dans le texte de la pratique d’un instrument de musique (violon, clarinette) dans lequel l’initiation et l’influence famille est centrale. Tout comme l’engagement financier (achats d’instrument) et en temps (accompagnement des enfants à l’école de musique et aux concerts).

5. Le footballeur se « fabrique » t-il essentiellement dans les milieux populaires ?

L’auteur rappelle que le football est un des sports (avec le cyclisme ou la gymnastique) où l’excellence est majoritairement l’affaire des milieux populaires (soit celle des jeunes dont les parents exercent un métier classé par l’Insee dans les catégories socioprofessionnelles « employés » ou « ouvriers »), ce qui n’est pas le cas des sportifs de haut niveau dans son ensemble.

Toutefois, il souligne que les fils des « cadres et professions intellectuelles supérieures » sont loin d’être exclus du métier de footballeurs. Leur proportion augmente d’ailleurs depuis les années 1990.

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