Mais si la division du travail produit la solidarité, ce n'est pas seulement parce qu'elle fait de chaque individu un échangiste, comme disent les économistes; c'est qu'elle crée entre les hommes tout un système de droits et de devoirs qui les lient les uns aux autres d'une manière durable. De même que les similitudes sociales donnent naissance à un droit et à une morale qui les protègent, la division du travail donne naissance à des règles qui assurent le concours pacifique et régulier des fonctions divisées. Si les économistes ont cru qu'elle engendrait une solidarité suffisante, de quelque manière qu'elle se fît, et si, par suite, ils ont soutenu que les sociétés humaines pouvaient et devaient se résoudre en des associations purement économiques, c'est qu'ils ont cru qu'elle n'affectait que des intérêts individuels et temporaires. Par conséquent, pour estimer les intérêts en conflit et la manière dont ils doivent s'équilibrer, c'est-à-dire pour déterminer les conditions dans lesquelles l'échange doit se faire, les individus seuls sont compétents; et comme ces intérêts sont dans un perpétuel devenir, il n'y a place pour aucune réglementation permanente. Mais une telle conception est, de tous points, inadéquate aux faits. La division du travail ne met pas en présence des individus mais des fonctions sociales. Or la société est intéressée au jeu de ces dernières : suivant qu'elles concourent régulièrement ou non, elle sera saine ou malade. Son existence en dépend donc, et d'autant plus étroitement qu'elles sont plus divisées. C'est pourquoi elle ne peut les laisser dans un état d'indétermination, et d'ailleurs elles se déterminent d'elles-mêmes. Ainsi se forment ces règles dont le nombre s'accroît à mesure que le travail se divise et dont l'absence rend la solidarité organique ou impossible ou imparfaite.
Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 1991 (1893)
Questions sur le document 8 :
17) La division du travail expliquée dans ce texte par Émile Durkheim est elle identique à celle expliquée par Adam Smith ?
18) Pourquoi le nombre de règles s’accroît il au fur et à mesure que le travail se divise ?
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17) La division du travail expliquée dans ce texte par Émile Durkheim est elle identique à celle expliquée par Adam Smith ?
La division du travail expliquée par Adam Smith est une conséquence du « penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre ». Ce penchant pousse les hommes à se spécialiser. Ils choisissent ainsi l’activité pour laquelle ils sont les plus efficaces, ce qui augmente donc leur production et en même temps leur pouvoir d’échanger sur le marché. Ce raisonnement, appliqué à une production complexe, explique pourquoi en divisant techniquement le travail en une série de tâches distinctes, les entreprises obtiennent des gains de productivité spectaculaires. Dans l’exemple de la manufacture d’épingles que Smith emprunte aux encyclopédistes, la production de chaque ouvrier passe ainsi d’une production de moins de vingt épingles par jour à un production de 4800 épingles, soit une multiplication par 240. Chaque homme étant spécialisé , il est contraint d’échanger sa production sur le marché contre les biens dont il a lui-même besoin. L’échange marchand crée le lien social. Adam Smith peut donc écrire : « La société peut bien subsister entre les hommes comme elle subsiste entre les marchands ».
Déjà, Alexis de Tocqueville estime que la division du travail est une menace pour la démocratie parce que « l’homme se dégrade à mesure que l’ouvrier se perfectionne ». En effet, écrit – il encore : « Que doit-on attendre d’un homme qui a employé vingt ans de sa vie à faire des têtes d’épingles ? ». Émile Durkheim juge aussi que si la division technique du travail conduit à la parcellisation des tâches, elle devient signe d’anomie. Il ne croit pas que des hommes, uniquement poussés par la défense de leur intérêt personnel, puissent se constituer en société parce que le lien qui les unit, naît et meurt dans l’échange. Sa durée de vie est alors celle du contrat entre les deux échangistes. Or, le lien social demande que des règles permanentes existent entre les individus. Elles ne peuvent donc pas venir de l’échange. La division du travail que décrit Durkheim est une division du travail social. Dans ce cas, la spécialisation des individus n’est pas une cause mais une conséquence de la division du travail, ce sont ici les fonctions sociales qui se divisent au fur et à mesure que la population devient plus nombreuse et que les relations sociales sont plus denses.
18) Pourquoi le nombre de règles s’accroît il au fur et à mesure que le travail se divise ?
La division du travail social fait apparaître des situations sans cesse nouvelles et inédites entre les individus, que la société ne peut pas laisser comme Durkheim l’écrit « dans un état d'indétermination ». Elle fixe les droits et les devoirs de chacun par une règle nouvelle qui stabilise en quelques sortes la division du travail.