Document 8 : L’entreprise comme organisation collective de l’innovation

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Contrairement à une thèse courante, ce n’est pas la production de masse qui a suscité l’entreprise moderne. […] Malgré la concentration des machines, de la main d’œuvre ou des capitaux, les cadres de pensée et les représentations de l’action collective n’ont pas encore changé au milieu du 19ème siècle. […] L’entrepreneur apparaît comme le grand orchestrateur des différentes contributions. […] Les entrepreneurs anglais qui ont fait la Révolution industrielle au 18ème siècle ont développé des biens ou des machines qui n’existaient pas auparavant. Ce faisant, ils ont introduit un régime d’innovation qui a, par la suite, bouleversé la manufacture et la vente. La maison Watt & Boulton, par exemple, ne s’est pas contentée d’agréger des gestes artisanaux quand elle a mis au point sa nouvelle génération de machines à vapeur ; elle a repensé toute l’organisation du travail. Et elle s’est appuyée pour cela sur une activité intense de création de savoirs, en lien notamment avec la Lunar Society, qui fut l’une des sociétés savantes les plus originales du 18ème siècle. A la Lunar Society se côtoyaient de nombreux manufacturiers et inventeurs de la révolution industrielle. Parmi eux, Richard Arkwright. Celui-ci concevait et exploitait des filatures qui réunissaient des centaines de métiers automatiques. Mais Arkwright a aussi inventé un nouveau modèle économique car son affaire reposait aussi sur les royalties qu’il tirait de la vente des droits sur ses nouvelles techniques. Autre membre le Lunar Society, Josiah Wedgwood a bouleversé les techniques de la faïence et compris qu’il fallait accompagner le renouvellement rapide des goûts de la nouvelle bourgeoisie anglaise : il est considéré comme l’inventeur du marketing pour avoir, le premier, organisé un salon d’exposition à Londres. Ces pionniers ont donné le ton d’un rapport nouveau à l’action collective et à la richesse. Quelques années plus tard, Charles Babbage est l’un des premiers et des rares à penser ces bouleversements. Inventeur mais aussi économiste, il observe que la richesse ne tient pas seulement à la puissance commerciale du marchand ou aux acquis des métiers artisanal : il découvre que leur valeur est continuellement érodée par le renouvellement inventif des biens et des techniques avec lequel il est indispensable de compter. Mais comment susciter l’invention technique dans une manufacture traditionnelle ? Comment continuer à penser le travail quand il faut l’adapter à un flux constant d’idées nouvelles ? Tant que l’invention restait le fait d’individus isolés et que toute compagnie pouvait acheter leur invention, alors l’activité économique pouvait être assimilée à celle d’un marchand. Mais progressivement, une nouvelle génération d’ingénieurs et de techniciens va devenir nécessaire aux compagnies. Celles-ci prennent conscience que l’invention est une activité qui peut (et qui doit) être à la fois collective et organisée. L’entreprise telle que nous la concevons aujourd’hui correspond à une nouvelle représentation de l’action collective qui n’émerge qu’à la toute fin du 19ème siècle. Elle ne résulte ni de l’avancement du savoir économique ni même des révolutions politiques. Elle prend d’abord sa source dans la diffusion du machinisme et d’un esprit scientifique inédit. Et si elle se démarque d’emblée des formes d’organisation classiques, ce n’est pas par un renforcement de la division du travail ou par sa production de masse, mais par un objectif aussi surprenant qu’inattendu : celui qui consiste à organiser collectivement l’activité inventive, en mobilisant une démarche scientifique. […] L’entreprise se forme comme un collectif original, dédié à l’activité inventive. Son objectif n’est pas seulement d’accumuler du profit par les moyens du marchand ; elle se veut créatrice de nouveaux potentiels de valeurs. Elle ne cherche pas seulement à exploiter le progrès technique, mais à l’accélérer. Et pour cela, elle ne compte pas sur l’exploitation des ressources déjà là, mais sur le renouvellement de son infrastructure technique et la maîtrise de la dynamique de l’innovation. A cet égard, ce qui compte, ce n’est pas seulement le capital qu’elle accumule, mais les brevets qu’elle détient, les savoir-faire qu’elle suscite, les techniciens qu’elle forme, les méthodes de travail qu’elle déploie. […] L’entreprise n’est plus une société chargée de gérer le patrimoine de ses associés. Elle ne se définit ni par ses associés initiaux, ni par l’objectif de valoriser les biens sociaux, ni par une technique particulière : elle se décrit comme une capacité de développement, sans limite quant à la nature des biens qu’elle produira, aux techniques qu’elle mobilisera ou aux personnes qui participeront à son aventure. C’est une puissance de création sans équivalent dans la mesure où ni ses formes ni ses résultats ne sont prédéterminés. Une telle conception ne pouvait que bouleverser deux données majeures de l’action collective : la nature du travail et la légitimité du pouvoir patronal.

Source : Blanche Segrestin, Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, La République des Idées, Seuil, 2012.

 

Questions

1) Le progrès technique suffit-il, selon les auteurs, à expliquer l’émergence de l’entreprise moderne ?

2) A quelle définition de l’entreprise cette analyse mène-t-elle ?

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1) Le progrès technique suffit-il, selon les auteurs, à expliquer l’émergence de l’entreprise moderne ?

Le développement technique, le machinisme, la production de masse n’expliquent pas réellement l’entreprise moderne. En effet, la concentration des machines, de la main d’œuvre ou des capitaux, n’ont pas transformé directement la vision de l’entreprise. Il a fallu des entrepreneurs nouveaux pour introduire ce que A. Hatchuel et B. Segrestin appelle ici « un régime d’innovation » pour bouleverser la vision de la production et de la commercialisation. Ces entrepreneurs-innovateurs ont fait de la production une « action collective », ce qu’elle n’était pas auparavant.

2) A quelle définition de l’entreprise cette analyse mène-t-elle ?

L’entreprise est définie comme un « collectif » dont la finalité est l’innovation. C’est sa capacité de création qui la caractérise et non son mode de propriété.

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