Personnage pour le moins singulier que ce chef d’entreprise, impossible à classer dans les catégories classiques : ce n’est ni un capitaliste, ni un inventeur, ni même un entrepreneur. C’est d’abord un employeur, auquel la loi reconnaît, en corollaire du contrat de travail, des pouvoirs de direction vis-à vis des travailleurs. Mais c’est aussi un personnage dont le pouvoir l’emporte rapidement sur celui des associés-actionnaires.
Adolphe Berle, juriste, décrit avec l’économiste Gardiner Means1 cette révolution provoquée par de la « modern corporation ». Dans l’entreprise, les actionnaires, qui étaient dans les sociétés commerciales de véritables associés et souvent des administrateurs, apparaissent davantage comme des fournisseurs de capitaux que comme de véritable membre du collectif. Berle et Means montrent que, dans la plupart des grandes sociétés américaines, aucun des actionnaires n’a suffisamment d’actions pour peser réellement sur les décisions stratégiques de l’entreprise. Mais la dilution de chaque actionnaire n’explique qu’en partie cette révolution. C’est aussi que la direction des entreprises du début du 20ème siècle n’est plus celle des sociétés commerciales. Si les propriétaires du capital incarnaient hier le pouvoir patronal légitime, les compétences requises pour organiser la dynamique de création industrielle ne sont plus celles des administrateurs de sociétés. Hormis quelques investisseurs-entrepreneurs, les actionnaires délèguent volontiers la direction aux hommes de terrain, souvent des ingénieurs, plus compétents, qui se consacrent à plein temps à l’entreprise. Cette délégation était prévue en France dans la loi de 1867, mais elle n’allait pas de soi : si l’on désigne un « étranger » (c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas actionnaire) comme directeur, c’est – selon un commentateur de l’époque – pour ne pas priver la société anonyme « du concours d’une personne étrangère dont les lumières et les aptitudes spéciales peuvent être l’instrument de sa fortune ». […]
Le développement ultérieur de techniques de gestion (ou de management dans le vocabulaire contemporain) viendra fournir l’outillage qu’exige la mise en œuvre de ces grands principes. Mais la mission des chefs d’entreprise se démarque de celle des patrons traditionnels parce qu’elle est avant tout créatrice. Les dirigeants doivent inventer un nouvel usage des ressources disponibles. Ils ne sont pas appelés pour exécuter un plan déterminé, mais pour proposer des stratégies jusqu’alors inconnues de leurs mandants. A la fin du 19ème siècle, face à la dépression qu’accusent de nombreux secteurs industriels, on attend d’eux qu’ils améliorent la qualité des produits, renforcent la productivité, diversifient les marchés, voire réorientent complètement l’outil productif. Et c’est finalement à l’aune des capacités d’une entreprise à innover que sont évalués les qualités de son dirigeant. Le nouveau chef d’entreprise doit aussi démontrer sa capacité à mobiliser. Car s’il n’était pas capable de rallier des hommes à son projet, le chef d’entreprise serait comme un chef d’orchestre sans musiciens ! Dans l’ancien schéma de la manufacture, le salaire pouvait suffire à motiver les ouvriers. Mais le développement créatif d’une entreprise requiert des salariés un engagement autrement plus fort : ils doivent acceptés d’être formés, et leur participation, comme celle des actionnaires, doit s’inscrire dans la durée. Le projet collectif étant par nature incertain, l’entreprise n’est donc viable que si les dirigeants sont en mesure de construire un projet fédérateur et de remporter l’adhésion des salariés comme des actionnaires. Avec le recul, ces attributs du chef d’entreprise peuvent nous sembler banals. […]
L’autorité des dirigeants a nécessité un processus d’institutionnalisation complexe. Au début du 20ème siècle, leur compétence leur donnait un poids qui contrebalançait celui que la propriété du capital donnait aux actionnaires. Encore fallait-il que cette compétence administrative nouvelle soit explicitée et reconnue. En l’occurrence, il ne s’agit ni du savoir pratique des contremaîtres, ni du savoir savant et trop abstrait des économistes. […]. Autant les capitalistes travaillaient pour leur intérêt personnel, autant ces nouveaux dirigeants se prévalent, au moins dans leurs doctrines, de poursuivre le bien de l’entreprise.
Source : Blanche Segrestin, Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, La République des Idées, Seuil, 2012,
Note : Berle A. et Means G. (1932), The Modern Corporation and Private Property.
Questions :
1) En quoi le terme « entrepreneur » a-t-il pu couvrir des réalités très différentes ?
2) En quoi consiste la « révolution managériale » décrite par Berle et Means ?
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1) En quoi le terme « entrepreneur » a-t-il pu couvrir des réalités très différentes ?
Ce terme renvoie à la fois au chef d’entreprise, à l’employeur et au détenteur de capital. Or ces trois fonctions ne sont pas toujours assurées par la même personne. Au fil de l’histoire de l(entreprise moderne, la hiérarchie entre ces fonctions a évolué.
2) En quoi consiste la « révolution managériale » décrite par Berle et Means ?
Ces deux économistes montrent dans leur ouvrage publié dans les années 30 que le pouvoir du manager l’emporte sur celui des associés-actionnaires. D’une part, les actionnaires n’ont, en général, pas assez d’actions pour peser vraiment sur les décisions stratégiques de l’entreprise. Par ailleurs, les compétences techniques requises pour organiser la dynamique de production industrielle des grandes entreprises du début du XXème siècle nécessitent de faire appel des spécialistes (des managers), souvent des ingénieurs. Les actionnaires attendent d’eux qu’ils améliorent la qualité des produits, raugmentent la productivité, diversifient les marchés, etc. Ils doivent aussi être des meneurs d’hommes.