Encore émergente dans les représentations statistique et sociologique de l’espace social, la catégorie des travailleurs non qualifiés regroupe bien des salariés aux conditions d’emploi, de travail et de salaire très proches. Le véritable fossé qui les sépare des autres catégories de salariés invite à les considérer à part, comme partageant toutes les caractéristiques d’une véritable “condition de classe”. Cette communauté de conditions objectives, si elle définit une “classe en soi”, ne signifie pas nécessairement que les travailleurs non qualifiés constituent une classe sociale. Pour cela, il est nécessaire que cette condition non qualifiée s’accompagne d’un même sentiment d’appartenance à une classe sociale, d’une même façon de se définir [...]. [Or] les bas salaires, la précarité d’emploi et les conditions de travail difficile des non-qualifiés ne s’accompagnent pas d’une identité collective affirmée. En effet, le sentiment d’appartenir à une classe sociale, tel qu’il est exprimé dans l’enquête Histoire de vie, diminue à mesure que l’on descend l’échelle sociale [...]. Horaires et lieux de travail éclatés, statuts d’emploi précaires constituent des obstacles à l’appartenance effective à des collectifs de travail ; ne permettant pas la participation aux instances de représentation du personnel ils peuvent entraîner résignation et retrait, qui caractérisent l’attitude des non-qualifiés par rapport à leur situation professionnelle [...]. L’effacement de l’identité de classe, autrefois fortement structurante, a permis une autonomisation et une fragmentation des identités. Au-delà des spécificités des ouvriers et des employés non qualifiés, des formes concurrentes de construction identitaire se cristallisent ainsi de façon particulièrement visible sur des sous-populations non qualifiées (les jeunes et les plus âgés, les femmes, les immigrés ou issus de l’immigration, les moins diplômés) [...]. L’opposition en termes de construction des identités des salariés jeunes et des plus âgés apparaît bien plus marquée en bas de l’échelle sociale qu’en haut. Elle reflète des destins sociaux différents et s’accompagne parfois de tensions internes à la catégorie [...]. Ces tensions, entre jeunes qui pensent occuper ces emplois de façon transitoire, ce qui sera le cas pour la majorité d’entre eux, et des plus âgés qui ont appris à vivre avec dans la durée, peuvent se cristalliser sur des sous-populations particulières comme les femmes ou les immigrés. Le risque est alors grand d’assister à une fragmentation des identités et par déplacement successif de l’antagonisme social à une “lutte de déclassement dans la classe” (Bourdieu, 1979). Au sein des salariés non qualifiés, les femmes sont plus âgées et moins diplômées que les hommes. Elles se concentrent vers leur famille et leur lieu de vie [...]. Si, laissées pour compte dans la sphère professionnelle, elles se résignent à des emplois qu’elles n’espèrent plus beaucoup voir s’améliorer, elles ne se tournent pas pour autant vers des loisirs ou une passion [contrairement aux hommes peu qualifiés]. Immigrés et non-immigrés se distinguent aussi plus fortement lorsqu’ils sont en bas de l’échelle sociale. Au sein des non-qualifiés, les immigrés apparaissent ainsi, encore plus que les femmes, en retrait quant à leur intégration professionnelle et sociale. Les discriminations sur le marché du travail, l’absence de droit de vote pour les immigrés n’ayant pas la nationalité française et les différences de repérage social entre pays d’origine et pays d’accueil expliquent cette situation qui s’accompagne d’une forme de repli vers la famille, lorsqu’elle n’est pas trop éloignée, et vers la communauté d’origine (à travers les amitiés et la religion) [...]. En bas, en l’absence d’une identité de classe qui transcende la diversité des situations individuelles et de mécanismes d’intégration sociale qui donneraient aux plus démunis des non qualifiés le sentiment d’avoir une place dans la société, le risque de repli sur des valeurs correspondant à leur histoire personnelle et collective, et parfois de tension identitaire, est grand. En témoigne par exemple l’opposition très forte qui s’exprime au sein des non-qualifiés entre les immigrés d’une part et, les personnes non immigrées ou issues de l’immigration d’autre part, concernant la religion et l’attachement au lieu national [...] : c’est particulièrement au sein des non-qualifiés que le souhait de partager avec ses enfants ses croyances ou sa position par rapport à la religion caractérise les immigrés et qu’à l’inverse le fait de se sentir “avant tout français” en réponse à une question sur “le lieu d’où l’on est” caractérise ceux qui ne sont pas immigrés ou issus de l’immigration. La tension entre ces deux facettes identitaires renvoie à l’évidence au “racisme de ressentiment” qui s’est installé dans les classes populaires [...]
Source : Thomas Amossé, Olivier Chardon, “Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ?”, Economie et société, n°393-394, novembre 2006.
Questions
1.Rappelez ce qu’est une “classe en soi”.
2.Quelles sont les caractéristiques qui font que les travailleurs non qualifiés constituent, selon les auteurs, une “classe en soi” ?
3.Comment les auteurs expliquent-ils que les travailleurs non qualifiés aient du mal à développer une “conscience de classe” ?
4.Les travailleurs non qualifiés constituent-ils de ce fait une classe sociale au sens de Marx ?
5.Quels sont les principes d’identification concurrents à la classe sociale qui ont cours pour les travailleurs non qualifiés ?
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1.Rappelez ce qu’est une “classe en soi”.
Une “classe en soi” est un groupement d’individus partageant entre eux des caractéristiques objectives communes, qui prennent leur source dans la sphère des activités économiques.
2.Quelles sont les caractéristiques qui font que les travailleurs non qualifiés constituent, selon les auteurs, une “classe en soi” ?
Les travailleurs non qualifiés partagent, selon les auteurs, un ensemble de caractéristiques économiques communes : de bas salaires, la précarité de l’emploi, des conditions de travail difficiles (horaires et lieux de travail éclatés notamment).
3.Comment les auteurs expliquent-ils que les travailleurs non qualifiés aient du mal à développer une “conscience de classe” ?
Les conditions de travail des travailleurs non qualifiés ne facilitent pas l’émergence d’une conscience de partager des intérêts en commun. Les horaires éclatés, décalés, le cadre de travail parfois très atomisé (comme c’est le cas pour les aides à domicile, qui partagent leur temps de travail entre de multiples employeurs), le difficile accès à des instances de représentation du personnel, la précarité des contrats qui amène à enchaîner des emplois courts pendant lesquels il est difficile de s’intégrer réellement à un collectif de travail, tout cela se combine pour que ces travailleurs non qualifiés aient des difficultés à accéder à la conscience de classe.
4.Les travailleurs non qualifiés constituent-ils de ce fait une classe sociale au sens de Marx ?
Au sens de Marx, les travailleurs non qualifiés ne constituent pas une classe sociale car, s’ils partagent bien des caractéristiques objectives, ils ne disposent pas d’une conscience de classe.
5.Quels sont les principes d’identification concurrents à la classe sociale qui ont cours pour les travailleurs non qualifiés ?
Les travailleurs non qualifiés tendent à construire leur identité autrement qu’en se basant sur leurs caractéristiques professionnelles, qui ne leur offrent pas les conditions nécessaires à une identification. Ainsi, ils se “fracturent” entre identités de genre (les femmes construisant leur identité par rapport à leur statut familial, les hommes par rapport à leur insertion dans des cercles de sociabilité amicale masculine), entre classes d’âge (jeunes contre moins jeunes) et entre population immigrée et non-immigrée. Cela contribue là encore à rendre difficile l’émergence d’une conscience de classe chez les travailleurs non qualifiés.