Document 2 : Comprendre l'origine du débat

Facile

Le second débat, un peu plus tardif, concernait surtout la sociologie qui a introduit une autre opposition entre l'individu et la société. Pour Durkheim, comme pour Quételet et la plupart des autres sociologues du XIXe siècle, les statistiques prouvent que les phénomènes sociaux ne dépendent pas de la volonté des individus mais d'autres faits sociaux (on se souvient de la règle de Durkheim : il faut expliquer le social par le social). A l'époque, ces sociologues s'opposent aux méthodes introspectives des philosophes et aussi à la théorie de l'individu rationnel et maximisateur - l'homo economicus - des économistes libéraux.

Selon certains sociologues, ce débat opposerait en réalité à l'origine deux traditions nationales. D'une part la tradition française incarnée par Durkheim qui expliquerait le comportement des individus par les seuls mécanismes sociaux ; d'autre part, la tradition allemande incarnée par Weber qui s'efforcerait de comprendre les motivations des individus. Ainsi s'opposeraient d'un côté l'explication, le social, l'objectif, de l'autre la compréhension, l'individuel, le subjectif. Lancée par Raymond Aron juste avant la guerre, reprise par Raymond Boudon dans les années 70, cette opposition est aujourd'hui souvent tenue pour centrale en sociologie. On peut pourtant en douter. En effet, cette opposition n'est pas fondée historiquement. Certes, Durkheim a poussé jusqu'à l'absurde l'idée de mécanismes sociaux inconscients. En 1897, dans Le Suicide, après avoir montré l'influence des facteurs sociaux sur le taux de suicide, il postule en effet l'existence de véritables « courants suicidogènes » qui traverseraient la société et agiraient automatiquement sur les individus, sans même qu'ils en aient conscience. Il en vient ainsi à décrire au premier degré (et non de façon métaphorique) les « souffrances » et les « résolutions » de la société et non des individus. Mais relisons Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912) et les textes de la fin de sa vie, on verra qu'il ne cesse de rechercher une psychologie collective et qu'il se demande à maintes reprises ce que ressent le croyant. De plus, c'est une erreur de croire que Durkheim résume à lui seul la tradition française. (…)

Par ailleurs, on caricature pareillement Weber en en faisant un champion de l'individualisme et de la subjectivité. On peut certes trouver ici et là telle ou telle phrase dans ses textes épistémologiques, mais observons aussi sa pratique des sciences sociales. Ouvrons par exemple son fameux article sur l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905), et nous voyons Weber donner des statistiques, raisonner en termes de corrélations sociales générales (rôle des systèmes d'éducation, de la gestion des héritages, des traditions religieuses, du commerce...) et finalement se livrer à une très vaste étude de psychologie collective (englobant plusieurs siècles et de nombreux pays) dans laquelle il n'est jamais question d'individu ni de méthode individualiste. En tout état de cause, la prétendue « grande question » apparaît donc comme mal posée et il est probable qu'elle renseigne davantage sur ceux qui utilisent aujourd'hui cette opposition que sur la pensée des classiques.

 

Laurent Mucchielli, La guerre des méthodes n'aura pas lieu, Sciences Humaines n°80, février1998

Mensuel N° 80 - Février 1998

 

Questions à partir du document 2

5) En quoi consiste l’opposition entre la sociologie de Durkheim et celle de Weber ?

6) Pourquoi n’est elle pas fondée historiquement ?

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