À une époque où Auguste Comte utilise pour la première fois le concept de sociologie, science positiviste par excellence, Tocqueville entend lier étroitement les activités du savant à celles du politique et défendre, par la science, les valeurs auxquelles il demeure passionnément attaché. Par là même, sa sociologie différera fondamentalement de toutes celles qui, positivistes ou objectivistes, recherchent par-dessus tout à abolir les valeurs ou les prénotions du savant. Il n’aurait pas accepté, comme le recommande Durkheim, de « considérer les faits sociaux comme des choses », de les « étudier du dehors » et, pour ce faire, d’« écarter systématiquement toutes les prénotions ». C’est en tant qu’aristocrate favorable à la démocratie que Tocqueville examine la société américaine, étudie la Révolution française ou juge les théories socialistes. Si, par exemple, il méprise quelque peu « le petit pot-au-feu démocratique et bourgeois »,il sait, en tant que savant, « irréversible » et « inévitable » le processus de démocratisation. Sa science doit lui permettre alors de modifier ce fait social pour le faire correspondre à ses propres valeurs. Son action est sans cesse guidée par une valeur qu’il défend corps et âme, la liberté, celle de l’individu qui lui garantit le droit à l’expression et l’absence de contrainte arbitraire, celle de la presse, celle du régime politique tout entier qui assure le pluralisme, la diversité et le respect des opinions, la modération. Il se voue ainsi tout entier à la protection de cette « chose sacrée » et s’efforce, en tant que savant, de discerner les menaces qui pèsent sur elle. Pour lui, c’est l’action orientée par des valeurs qui seule détermine le cours des choses, c’est l’individu qui allie la responsabilité à la conviction qui seul peut prétendre, comme l’exprimera plus tard Max Weber, à la « vocation politique » (…) Tocqueville esquisse ainsi admirablement une sociologie de sa sociologie et distingue sans difficulté les raisons de son « impartialité véritable dans le jugement théorique des deux sociétés ». Le sociologue occupe de la sorte une situation privilégiée, car non déterminée par la « nature » des choses. Si cette notion du « naturel » revient par cinq fois dans ce texte, elle se retrouve souvent dans les écrits de Tocqueville. Elle s’explicite à l’aide du concept de détermination qu’il refuse précisément parce qu’il lui paraît incompatible avec l’impartialité dont il se réclame. Il semble alors que sa sociologie soit une tentative de conciliation entre l’objectivisme, que fonde sa raison, et l’orientation par rapport à une valeur, que justifie sa passion de la liberté. Un tel système peut paraître original car il tend à réunir deux conceptions de la sociologie qui, plus tard, divergeront presque toujours et irrémédiablement. Pourtant lorsque le sociologue se veut aussi homme d’action, ne se trouve-t-il pas nécessairement entraîné à adopter une telle attitude ? Le savant éclaire alors l’homme politique. Mais le savant peut-il réellement prétendre à l’objectivité et « jeter des regards tranquilles » qui le préservent de toutes « illusions » ? La non-appartenance à l’un des groupes sociaux en conflit en est-elle la condition indispensable ?
Pierre Birnbaum, la sociologie de Tocqueville, 1970
Questions sur les documents 1 et 2 :
1) Que sous- entend l’expression « physique sociale » initialement utilisée par auguste Comte ?
2) Que veut il dire en écrivant que la « sociologie doit devenir à son tour une science positive » ?
3) En quoi Alexis de Tocqueville est il un précurseur de la sociologie ?
4) En quoi sa position méthodologique est elle originale ?
5) Sa sociologie est elle une science positive ?
Voir la correction
1) Que sous- entend l’expression « physique sociale » initialement utilisée par auguste Comte ?
Cette expression sous- entend que le but de la sociologie est de trouver des lois propres à la société, comme le but de la physique est de découvrir les lois de la nature.
2) Que veut il dire en écrivant que la « sociologie doit devenir à son tour une science positive » ?
La sociologie doit utiliser la même méthode que celle des sciences de la nature. On l’a déjà dit, il s’agit de mettre à jour les lois de la société grâce à une rigoureuse observation des faits, le but ultime étant de résoudre les problèmes sociaux grâce à une meilleure compréhension de l’organisation et de l’évolution de la société.
3) En quoi Alexis de Tocqueville est il un précurseur de la sociologie ?
Alexis de Tocqueville cherche à comprendre les transformations sociales du XIXème siècle, d’abord à partir de l’étude la société américaine, puis en la comparant avec la société française. En plus des facteurs historiques, politiques, économiques qui caractérisent la démocratie outre Atlantique, il met en évidence des facteurs sociologiques, en particulier, le manque d’unité des groupes sociaux et leurs contours incertains. De même, il comprend la tendance à l’uniformisation des comportements, la séparation entre la vie privée et vie publique, ou encore la volonté de réussir matériellement dans un univers concurrentiel, ce qui produit une frustration permanente à l’origine de la passion pour l’égalité.
4) En quoi sa position méthodologique est elle originale ?
Sa sociologie est en opposition avec les règles de la méthode énoncées par Durkheim. Chez lui, les faits sociaux ne sont pas étudiés « du dehors ». Sa démarche est en effet plus proche de celle de Max Weber. Raymond Aron (Les étapes de la pensée sociologique, 1967) écrit ainsi que dans le tome II de la Démocratie en Amérique, Tocqueville dresse « une sorte de type idéal de la société démocratique, à partir duquel il déduit quelques unes des tendances de la société future », telles l’émergence d’un Etat social protecteur ou le développement d’une classe moyenne. Pour autant, Tocqueville ne renonce pas à ses convictions d’aristocrate favorable à la Démocratie, qui place la liberté au dessus de toute autre valeur. Il ne s’agit pas de renoncer aux prénotions , ni aux jugements de valeur ; il s’agit d’identifier ce qui menace la Démocratie pour mieux la préserver.
5) Sa sociologie est elle une science positive ?
Ainsi, même s’il y a chez lui , comme chez Auguste Comte, une volonté d’agir sur la société, il considère écrit Pierre Birnbaum que c’est « l’action orientée par des valeurs qui seule détermine le cours des choses, c’est l’individu qui allie la responsabilité à la conviction qui seul peut prétendre (…) à la vocation politique ».