Document 19 : la reproduction

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Doc 19 : la reproduction

Si la force d'une pensée, l'importance d'une théorie se mesurent par leur pouvoir d' « imposition de problématique », il ne semble pas exagéré de dire que les travaux de Bourdieu  et de son «école»   occupent une position dominante au sein de la sociologie de l'éducation française. (…) Les  sociologues d'e l'éducation se sont assez peu intéressés, aux processus qui se déroulent à l'intérieur de la «boîte noire » scolaire et aux mécanismes proprement pédagogiques de la différenciation éducationnelle. Or if nous semble que c'est justement une des caractéristiques de la démarche de P. Bourdieu d'avoir dès l’origine porté attention à ces aspects. À un premier niveau, on croit se trouver cependant devant un modèle d'explication (des inégalités éducationnelles) typiquement « culturaliste ». Les inégalités de réussite scolaire sont rapportées en effet à des « inégalités culturelles » entre les groupes (disparités dans l'information sur le système scolaire, les savoirs culturels acquis par familiarisation familiale et imprégnation, les usages linguistiques...) et les inégalités de motivation vis-à-vis des études sont rapportées à des différences profondes d’attitude, les classes défavorisées ayant tendance à anticiper leur avenir conformément à leur expérience du présent, à conformer leurs projets à leur sentiment du probable et à reproduire ainsi leur situation de désavantage. Cette distribution inégale du «capital culturel » et cette disparité des «ethos de classe» semblent donc suffire à expliquer à la fois les « inégalités devant la sélection » et les « inégalités de sélection» (à réussite égale), la sélection scolaire ne faisant que refléter (et relayer pour ses reproduire) les inégalités socia1es. À ce niveau, la reproduction des inégalités par l'école vient seulement de la mise en œuvre d'un égalitarisme formel, à savoir de ce que l'école traite comme «égaux en droit» des individus « inégaux en fait », c'est...à-dire inégalement préparés, par leur culture familiale, à assimiler le « message» pédagogique, de même qu'ils sont inégalement préparés à « décoder le message artistique, à appréhender l'œuvre d'art comme système de pertinences stylistiques spécifique. Une condition supplémentaire est nécessaire cependant pour que joue ce mécanisme de conversion des inégalités culturelles en inégalités scolaires : qu'il soit méconnu comme tel. C'est «l'idéologie du don» qui assure cette transmutation des apparences, en faisant percevoir comme inégalités naturelles entre individus ce qui est en fait le produit d'une différenciation sociale. (Cette insistance sur le rôle de l'alchimie idéologique, - ou de la « légitimation u, dans le processus de reproduction sociale nous parait une dimension fondamentale de la pensée sociologique de Bourdieu, jusqu'à devenir la clef de voute «axiomatique » de tout le système dans le Livre : De la Reproduction (1970). Mais cette te indifférence aux différences» recouvre elle-même quelque chose de plus profond(…) une complicité active entre l’école et la classe dominante reposant en partie sur un jeu d’affinités culturelles électives. Ainsi, par exemple le caractère « charismatique » des enseignements culturels (le brio «inimitable  du cours magistral, etc.) n'est pas seulement analysable en termes d'information (…) , il a également une fonction positive de discrimination sociale et aussi de légitimation institutionnelle (il atteste l'autorité dont l'enseignant est investi dans son «ministère », nécessaire à son action pédagogique en tant que ( transmission arbitraire de l'arbitraire culturel dominant). On pourrait analyser de la même façon les examens, rituels de cooptation culturelle plus que procédures rationnelles de sélection des compétences ou les appréciations portées par les enseignants sur leurs élèves, véritables «jugements de classe ». La définition scolaire de l'excellence, manifeste ainsi, et jusque dans la dévalorisation des qualités «trop scolaires» de ceux qui doivent à l'école plus qu'à leur famille l’'essentiel de leur culture et de leurs chances d'ascension sociale, la congruence entre les valeurs scolaires et la stylistique culturelle de la classe dominante : élégance, aisance, brillance, distance et distinction discriminante.

Jean Claude Forquin, La sociologie des inégalités d'éducation : Principales orientations, principaux résultats depuis 1965,1979. Revue française de pédagogie n°48 et49.

 

Questions à partir des documents 18 et 19

31) Quelles différences faites vous entre les explications de l’inégalité des chances proposées dans ces deux documents ?

32) En quoi le raisonnement tenu par ces deux sociologues est il caractéristique de leur méthode respective ?

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31) Quelles différences faites vous entre les explications de l’inégalité des chances dans ces deux documents ?

Les analyses de Pierre Bourdieu et de Raymond Boudon cherchent toutes les deux à expliquer l’inégalité des chances. Elle est donc pour les deux sociologues, un constat que le système scolaire doit permettre d’expliquer. Avec la publication des Héritiers en 1964 puis de La reproduction en 1970, le travail de Pierre Bourdieu et de Jean Claude Passeron inaugure la discussion. Selon eux, l’inégalité des chances est le produit de l’organisation du système scolaire (types d’évaluation, programmes enseignés, méthodes de cours, attentes des enseignants) qui avantage les enfants des classes dominantes, parce qu’ils disposent du capital culturel requis. Le but caché du système scolaire est de légitimer la domination sociale par l’obtention d’un diplôme, et d’en assurer ainsi la reproduction. En revanche, pour Raymond Boudon, le système scolaire est  neutre, en ce sens que tout élève, qui dispose d’une part des ressources intellectuelles, et qui d’autre part fournit le travail demandé, peut accéder à toutes les formations proposées et obtenir n’importe quel diplôme. Dés lors, on ne peut pas imputer l’inégalité des chances au système scolaire. Il faut donc se tourner vers le comportement des élèves et de leur famille pour la comprendre, en particulier au moment cardinal où se formulent les choix d’orientation. En effet, selon Raymond Boudon, ses choix sont déterminés par les conditions matérielles d’existence des familles, par l’expérience scolaire des parents et de la famille au sens large. Ainsi, ces choix, qui  se font en fonction de la perception familiale des coûts et avantages de la poursuite des études, reproduisent l’inégalité des chances, parce que les enfants des milieux populaires choisissent, à chaque niveau de résultats scolaires, les parcours d’études les plus courts.

32) En quoi le raisonnement tenu par ces deux sociologues est il caractéristique de leur méthode respective ?

Effectivement, ces deux explications de l’inégalité des chances sont caractéristiques de la sociologie de chacun de ses deux auteurs.

Pierre Bourdieu développe une sociologie constructiviste, en ce sens que les structures de domination qui caractérisent la société sont incorporées par les individus sous la forme d’un habitus. Celui – ci définit pour chacun les comportements, les goûts, les opinions, et plus généralement la familiarité d’un individu avec ce qui l’entoure, déterminant ainsi son impression « d’être ou ne pas être à sa place ». Cet habitus est aussi l’ensemble des ressources (capital économique, social, culturel, symbolique) dont dispose l’individu pour agir dans tel ou tel champ social. C’est ce raisonnement qui est appliqué par Bourdieu pour expliquer l’inégalité des chances : la réussite scolaire dépend de la proximité culturel entre la famille et l’école ; l’enfant dispose ainsi du savoir être et du savoir faire qui permettent ou non de briller en classe ; la compétition scolaire est donc tronquée en raison de l’avantage ou du désavantage que constitue pour chacun son habitus ; finalement, à la fin de la scolarité, chacun est à sa place, au plus proche de celle des ses parents.

En revanche, la sociologie de Raymond Boudon est une sociologie individualiste. Il fait l’hypothèse que les individus agissent rationnellement en comparant les avantages et les coûts attendus  lorsqu’ils ont à faire des choix. Ils ont toujours de  « bonnes raisons » d’agir comme il le font, en ce sens que leur conduite est toujours à leurs yeux justifiées. Ensuite, les évolutions sociales sont toujours le produit involontaire de ces décisions individuelles qui s’agrègent les unes aux autres. Ainsi, les conséquences macro sociales, qu’elles soient positives ou négatives, ne sont désirées par personne. Il s’agit d’effets émergents, qui sont souvent d’ailleurs des effets pervers. En appliquant ce raisonnement aux choix scolaires, Boudon distingue deux effets : un effet méritocratique qui dépend des résultats de l’élèves ; un effet de dominance qui dépend de son milieu social. Il constate alors qu’à résultats égaux, les choix d’orientation différent selon le milieu social. Le sens que la famille donne à la réussite scolaire, l’importance quelle donne au diplôme, dépendent de son niveau social, qui souvent, est déterminé par son niveau scolaire. Au sein de la famille de l’élève, les choix d’orientation sont ainsi justifiés. Ils consistent par exemple pour deux élèves ayant obtenu le baccalauréat avec les mêmes  notes, à choisir  les études supérieures courtes pour celui des deux qui a une origine populaire, et des études supérieures longues pour l’autre qui vient quant à lui d’un milieu aisé. La conséquence de ces choix est la poursuite de l’inégalité des chances au sens d‘une indexation de la réussite scolaire sur le milieu social. Mais cette inégalité n’est le projet de personne. Elle n’est le fruit d’aucune décision collective, mais un effet émergent obtenu par agrégation des décisions de chaque élève. Cet effet émergent est en l’occurrence un effet pervers dont le système scolaire n’est pas en tant que tel responsable.

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