Les idéaux-types, ou formes élémentaires de la pauvreté, que l'auteur propose comme grille d'analyse sont tributaires de ces trois apports. L'expérience de la pauvreté y est en effet détaillée en fonction des modalités du développement économique, de l'intervention publique, mais aussi de la forme et de l'intensité du lien social. Ces critères permettent de distinguer trois idéaux-types. La pauvreté intégrée, caractéristique de pays dont le développement économique est faible et où la pauvreté monétaire est répandue, apparaît comme faiblement stigmatisée et ne s'accompagne pas, bien au contraire, d'une expérience de rupture des liens affectifs. La pauvreté marginale apparaît comme une pauvreté résiduelle, quasi-structurelle, dans les phases d'ascension économique. Occultée comme problème politique, la pauvreté marginale est vécue de façon honteuse, et s'accompagne d'une problématique de l'inadaptation sociale. La pauvreté disqualifiante est caractéristique des situations de crise économique dans les pays riches : elle frappe des populations nombreuses, qui font pour la première fois l'expérience de la relation d'assistance. L'Etat-Providence s'étant substitué aux solidarités traditionnelles, et l'intégration par le travail jouant un rôle prépondérant conformément au modèle de la «société salariale» décrite par R. Castel, cette pauvreté s'inscrit le plus souvent dans une dynamique cumulative de rupture des relations sociales et familiales.
Dans la deuxième partie de l'ouvrage, l'auteur confronte ces idéaux-types avec les résultats d'enquêtes européennes sur la pauvreté. Le modèle de la pauvreté intégrée apparaît caractéristiques des pays du Sud de l'Europe : Portugal, Grèce, Italie, Espagne, pays au sein desquels existent toutefois de fortes disparités régionales. La pauvreté y correspond à une situation durable, qui se reproduit fortement de génération en génération. Les solidarités familiales jouent un rôle important de filet de protection lors des épisodes de chômage. Une étude sur le Mezzogiorno italien montre que le rôle de l'économie informelle y est très important, si bien que les personnes sans emploi continuent à être intégrée socialement grâce à ces réseaux. L'aide sociale, gérée essentiellement à l'échelon de la commune, y fonctionne de façon clientéliste et ne joue qu'un rôle résiduel face à l'étendue des problèmes à traiter.
La pauvreté marginale est une expérience qui renvoie à l'histoire des pays développés pendant les Trente glorieuses : la croissance économique, mais aussi le développement d'un système étendu de protection sociale ont pu contribuer, non pas à faire totalement disparaître la pauvreté, mais à la rendre invisible. Pourtant dès 1964, M. Harrington dans son ouvrage The other America ( L'autre Amérique , Gallimard, 1967) rappelle l'existence d'oubliés de la croissance. Si leur existence n'est pas totalement oubliée, le problème de la pauvreté est alors essentiellement traité comme un problème de l'inadaptation sociale, notamment par les travailleurs sociaux enclins à ancrer leur action dans des références psychologisantes et volontiers normatives, d'où un risque important de stigmatisation liée à l'aide publique. Aujourd'hui, la crise généralisée sur le marché de l'emploi a transformé les situations objectives, mais pas toujours les représentations ni les modalités de l'intervention publique à destination des pauvres. Dans les pays scandinaves, l'efficacité du modèle universaliste de protection sociale a permis à la pauvreté de se maintenir à un niveau objectivement moins élevé que dans le reste de l'Europe. Mais l'Allemagne est dans une situation paradoxale : le discours sur la pauvreté, les modalités de l'action publique y sont restées sensiblement les mêmes, alors que la pauvreté comme expérience vécue se rapproche du modèle de la pauvreté disqualifiante.
Ce dernier modèle prend forme avec la crise de l'emploi. Le refoulement hors de la sphère productive de franges importantes de la population y génère un sentiment collectif d'insécurité. Dans les pays les plus fortement industrialisés de l'espace européen (France, Allemagne, Royaume-Uni), le chômage s'accompagne plus qu'ailleurs d'une fragilisation des relation sociales. La dynamique de la disqualification revêt également une dimension spatiale, à travers la constitution de ce que l'on appelle aujourd'hui les zones urbaines «sensibles», vidées progressivement de leurs classes moyennes et devenues des espaces de relégation, vecteurs d'une identité sociale négative. Enfin, les nouvelles formes de la question sociales induisent de nouvelles formes d'intervention publique ? mise en place de minima sociaux, multiplications des dispositifs d'insertion ? qui ne s'avèrent pas toujours à la hauteur du problème posé, et qui dans certains cas, aboutissent à fragiliser encore plus la condition salariée.
Ressources en sciences économiques et sociales, ENS
Questions à partir des documents 13 et 14 :
18) Rappelez la définition d’idéal - type ?
19) En quoi est – il indispensable à la sociologie de Max Weber ?
20) Quels sont les idéaux types construits par Serge Paugam ?
21) Quel est l’intérêt de la méthode ?