La division du travail progresse d'autant plus qu'il y a plus d'individus qui sont suffisamment en contact pour pouvoir agir et réagir les uns sur les autres. Si nous convenons d'appeler densité dynamique ou morale ce rapprochement et le commerce actif qui en résulte, nous pourrons dire que les progrès de la division du travail sont en raison directe de la densité morale ou dynamique de la société. Mais ce rapprochement moral ne peut produire son effet que si la distance réelle entre les individus a elle-même diminué. La densité morale ne peut donc s'accroître sans que la densité matérielle s'accroisse en même temps, et celle-ci peut servir à mesurer celle-là. (…) Si la condensation de la société produit ce résultat, c'est qu'elle multiplie les relations intrasociales. Mais celles-ci seront encore plus nombreuses si, en outre, le chiffre total des membres de la société devient plus considérable. (…) Nous pouvons donc formuler la proposition suivante : La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés, et si elle progresse d'une manière continue au cours du développement social, c'est que les sociétés deviennent régulièrement plus denses et très généralement plus volumineuses. (…) Nous disons, non que la croissance et la condensation des sociétés permettent, mais qu'elles nécessitent une division plus grande du travail. Ce n'est pas un instrument par lequel celui-ci se réalise ; c'en est la cause déterminante. [ ... ] Si le travail se divise davantage à mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses et plus denses, [ ... ] c'est que la lutte pour la vie y est plus ardente. (…) On voit combien la division du travail nous apparaît sous un autre aspect qu'aux économistes. Pour eux, elle consiste essentiellement à produire davantage. Pour nous, cette productivité plus grande est seulement une conséquence nécessaire, un contrecoup du phénomène. Si nous nous spécialisons, ce n'est pas pour produire plus, mais c'est pour pouvoir vivre dans les conditions nouvelles d'existence qui nous sont faites.
Émile DURKHEIM, De la division du travail social. PUF, 1991 [1893]