Document 11 : L'attrait du statut, puis le salariat comme salut

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À l’inverse, le cas de Christophe Coulon montre que le salariat stable peut offrir une voie de salut pour des agents immobiliers en situation de grande précarité : il met en lumière comment un déplacement vers le salariat, même peu qualifié – en l’occurrence un poste d’employé – peut être vécu par un agent immobilier comme une ascension intragénérationnelle. Le cas de Christophe montre aussi combien des agents immobiliers peu diplômés et issus de milieux populaires peuvent être attachés au statut du métier et s’y accrocher. Cette trajectoire souligne ainsi la possibilité d’un dilemme entre statut et revenu.

Christophe Coulon (30 ans, diplômé du BEPC, fils d’un mécanicien et d’une agente d’entretien) a travaillé comme négociateur indépendant pendant deux ans à Paris, à l’agence du Logis. Il a été auparavant employé dans un magasin de chaussures et agent de sécurité. Après un licenciement et un an et demi de chômage, il avait décidé de tenter sa chance dans l’immobilier. Plus que l’espoir de faire fortune, c’est le statut du métier qui l’attirait alors : un agent immobilier avait, à ses yeux, un prestige comparable à celui d’un avocat. Christophe recherchait dans l’immobilier une reconnaissance sociale ; son père était mécanicien et il espérait exercer un métier plus prestigieux. Si Christophe a obtenu des promotions quand il était agent de sécurité, il a gardé le vif souvenir d’un manque de considération de sa hiérarchie. Christophe vivait ainsi son entrée dans le secteur de l’immobilier comme une ascension (inter- et intragénérationnelle). Mais Christophe a rencontré des difficultés dans l’exercice du métier de négociateur. En deux ans, il a touché, grâce à son travail dans l’immobilier, près de onze mille euros. Cette somme s’approche de celle qu’il aurait perçue en touchant le Revenu Minimum d’Insertion deux années durant. Christophe travaillait alors entre cinquante et soixante heures par semaine. Longtemps, il s’est accroché à l’espoir de suffisamment réussir dans la profession pour s’y maintenir et y faire carrière. Mais, peu diplômé, peu d’alternatives s’offraient à lui. On ne peut comprendre pourquoi il est resté si longtemps à l’agence du Logis sans prendre la mesure des potentialités que le métier lui offrait : ce métier, où il portait un costume et une cravate, où il parlait au quotidien d’importantes sommes d’argent, où il s’entretenait régulièrement avec des interlocuteurs aisés et où il était possible de bien gagner sa vie, lui permettait d’entretenir de grandes espérances. C’est à bout de ressources qu’il a finalement lâché prise. Le salaire de sa compagne ne lui permettait pas de ne pas gagner sa vie plus longtemps. Cette dernière, Adeline, est serveuse et touche le SMIC. Quand je rencontre Christophe, six mois avant son départ de l’agence du Logis, ce dernier se plaint de ses difficultés financières. Angoissé par l’incertitude des revenus et usé par les heures de travail, il envisage de quitter le métier pour un emploi avec un salaire fixe. Il rêvait alors de se faire embaucher comme éboueur ou comme conducteur de bus à la RATP. La plupart des agents immobiliers accordent à ces métiers peu de crédit. C’est la grande précarité que traverse Christophe qui permet de comprendre son point de vue. Depuis de nombreux mois, Adeline l’incite à quitter l’immobilier et à essayer de trouver un emploi avec un salaire fixe. Le père et la sœur d’Adeline travaillant à La Poste, cette dernière le pousse à chercher à s’y faire embaucher. Adeline aurait aimé travailler à La Poste pour occuper un emploi plus stable que le sien, mais elle n’est jamais parvenue à se faire recruter. S’accrochant aux espoirs qu’il avait placés dans l’immobilier, Christophe a longtemps refusé de renoncer à ce poste. Finalement, il décide de postuler à des offres d’emploi et parvient à décrocher à La Poste un contrat à durée déterminée. Ce qu’il cherche alors avant tout, c’est la sécurité. Cet emploi de la fonction publique lui apparaît, à ce moment-là, comme un horizon enviable, synonyme d’ascension intragénérationnelle. Quand, plus de deux ans après son départ de l’agence du Logis, je le recontacte et qu’il me reçoit chez lui en présence d’Adeline, il travaille à La Poste (il est au grade le plus bas) où il s’occupe du tri. Il savoure le fait de pouvoir effectuer, à la différence d’un négociateur immobilier indépendant, des heures supplémentaires rémunérées. Plus profondément, il ressent dans cet emploi subalterne une « tranquillité » et une « liberté » que le statut de négociateur indépendant ne lui avait pas permis de goûter. Christophe et Adeline aspirent désormais à une sécurité qu’une entreprise comme La Poste leur permet d’entrevoir. C’est dans cette entreprise publique que Christophe espère dorénavant trouver une place et faire carrière. La régularité du salaire et les espoirs de promotion permettent à Christophe, qui est parvenu au bout de plusieurs mois à se faire embaucher en contrat à durée indéterminée, de se projeter dans l’avenir. Avec Adeline, ils envisagent à présent d’avoir un enfant.

Le cas de Christophe montre que la perception d’un déplacement entre une position d’indépendant et une de salarié peut fortement évoluer et que des ressources économiques très modestes peuvent, au fil du temps, rendre moins enviable un emploi qui, au départ, semblait plus attirant. Dans le même temps, si Christophe ne vit pas son déplacement (de l’immobilier à La Poste) comme un déclassement, cette mobilité professionnelle prend la forme d’une promotion ambivalente, qui s’accompagne à la fois d’une amélioration (significative) de sa situation économique et du renoncement à ce qui fut, un temps, un rêve. La prise en compte des revenus, des caractéristiques sociales du conjoint, ainsi que des ressources économiques et de la structure du ménage permettent de saisir ici encore la mobilité intra-générationnelle subjective, et notamment pourquoi Christophe vit comme une « ascension » un déplacement que les analyses statistiques n’appréhendent pas comme tel. On perçoit également la nécessité de prendre en considération les caractéristiques sociales de Christophe (en particulier le fait qu’il soit peu diplômé et issu d’un milieu populaire) pour prendre la mesure des espoirs que le métier d’agent immobilier lui permettait d’entrevoir. Enfin, le cas de Christophe suggère l’intérêt d’une enquête qui s’étend sur la durée et au cours de laquelle des enquêtés sont revus à plusieurs mois ou plusieurs années d’intervalle, afin de mettre en lumière les évolutions de leurs manières de percevoir leur position et leurs déplacements dans l’espace social.

Lise Bernard, « Des ascensions sociales par un métier commercial, Le cas des agents immobiliers », Politix, 2016/2 (n°114) p 73 à 98

Questions :

1) Expliquez pourquoi Christophe Coulon vivait son entrée dans le secteur de l’immobilier comme une ascension intra et intergénérationnelle ?

2) Pourquoi Christophe Coulon cherche-t-il un autre emploi au bout de deux ans ?

3) Pourquoi sa econversion professionnelle vers un poste d’employé est vécue comme une mobilité ascendante ?

4) En quoi cette trajectoire individuelle permet-elle de comprendre l’importance des enquêtes qualitatives ?

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1) Expliquez pourquoi Christophe Coulon vivait son entrée dans le secteur de l’immobilier comme une ascension intra et intergénérationnelle ?

Le père de Christophe était mécanicien et donc Christophe appréhende le statut d’indépendant comme beaucoup plus valorisant (puisque pour lui agent immobilier est un métier comparable au métier d’avocat). Par ailleurs, le fait d’être en costume et de vendre des produits de plusieurs milliers d’euros lui semblent valorisant.

2) Pourquoi Christophe Coulon cherche-t-il un autre emploi au bout de deux ans ?

Vraisemblablement Christophe n’a pas les qualités de négociateur attendues de la part d’un agent immobilier et donc ses revenus sont extrêmement faibles : il perçoit un revenu qui est proche du Revenu Minimum d’Insertion. Il perçoit alors le métier d’agent immobilier comme extrêmement précaire.

3) Pourquoi sa reconversion professionnelle vers un poste d’employé est vécue comme une mobilité ascendante ?

Christophe Coulon voit dans le poste d’employé à la Poste la stabilité des revenus qu’il avait perdue. Certes les possibilités de revenu sont très inférieures à ce qu’il pouvait espérer en tant qu’agent immobilier, mais il obtient, grâce au statut de fonctionnaire, ici au plus bas de l’échelle, une sécurité de l’emploi et des revenus stables et réguliers, des facteurs importants pour construire une vie de famille.

4) En quoi cette trajectoire individuelle permet-elle de comprendre l’importance des enquêtes qualitatives ?

Les statistiques sur la mobilité n’auraient pas permis de suivre la trajectoire individuelle de Christophe. La mobilité intergénérationnelle aurait conclu à une mobilité horizontale en prenant en compte le dernier emploi occupé par Christophe, à savoir employé à la Poste (catégorie 5), et l’emploi occupé par son père (mécanicien, catégorie 6). Pourtant l’enquête ethnographique relate un sentiment de mobilité sociale ascendante.  

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