Souvent perçue comme le parent pauvre de la construction européenne, la dimension sociale de l’UE ne relève pas de l’évidence dans le débat public. Pourtant, l’Europe n’est pas inactive dans ce domaine.
En novembre 2017, le socle européen des droits sociaux, proposé par la Commission européenne, a été signé par les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Huit. Ce texte comporte 20 principes pour une Europe sociale, destinés à « servir de cadre de référence pour les politiques sociales et d’emploi aux niveaux national et européen ». La future présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen souhaite généraliser le SMIC au niveau européen. Mais peut-on vraiment parler d’une « Europe sociale » ? Une Europe plus sociale est-elle possible ?
Jordi Curell, directeur de la DG Emploi, affaires sociales et inclusion de la Commission européenne, se trouve au cœur de ces problématiques par sa fonction. Celle-ci le conduit notamment à participer activement à la coordination économique et budgétaire entre Etats membres dans le cadre du semestre européen, un exercice où les questions sociales abondent. Présent lors d’un débat sur le thème L’Europe sociale en France entre responsables institutionnel, syndical, patronal et associatif et étudiants le 12 octobre à la Sorbonne, Jordi Curell a accepté de répondre aux questions de Toute l’Europe sur les réalités et l’avenir de l’Europe sociale.
L’Union européenne est principalement tournée vers la mise en œuvre d’un marché unique compétitif face au reste du monde. Dans ce contexte, vouloir bâtir une Europe sociale n’est-il pas contradictoire ?
Je ne crois pas. Il y a un modèle social européen, même si de l’intérieur on en voit les différences. Je travaille beaucoup à l’international et lorsque l’on sort d’Europe, on prend conscience de ce modèle social européen. En Argentine, aux Etats-Unis, en Géorgie et partout ailleurs dans le monde, l’Europe est perçue comme un partenaire avec des caractéristiques propres. Et celles-ci sont notamment ses caractéristiques sociales. Elles comprennent par exemple les transferts sociaux, la place du dialogue social, les questions de conditions de travail (congés payés, etc.), qui d’un point de vue mondial apparaissent traitées d’une manière spécifique en Europe, par-delà les différences entre Etats membres de l’UE.
Ces caractéristiques sociales n’empêchent pas que l’Europe soit concurrentielle face aux autres blocs. La force concurrentielle de l’Europe découle en partie de la concurrence qui y existe en interne. Mais celle-ci doit reposer sur des bases saines, il ne faut pas qu’elle s’appuie sur un abaissement des standards de protection des travailleurs ou sur des variations trop importantes des salaires. Je ne vais pas dire que le système actuel est parfait car il reste des choses à faire, que ce soit sur les questions sociales ou fiscales. Même si beaucoup a déjà été fait.
Est-il possible d’harmoniser les modèles sociaux de tous les Etats membres de l’UE ? Ils sont particulièrement différents et mis en place dans des économies que l’on décrit souvent en concurrence…
Il ne faut pas harmoniser les modèles sociaux, j’en suis persuadé. Il faut harmoniser certaines choses au niveau européen, sans aucun doute, mais les modèles sociaux répondent de manière très spécifique au pacte social que l’on fait dans chaque pays. Même si l’on peut parler d’un modèle social et économique européen, il y a de profondes différences entre le Portugal et la Finlande, ou encore entre la Grèce, le Royaume-Uni et la France. C’est pourquoi, je ne pense pas qu’il faille harmoniser leurs modèles sociaux. Il faut qu’il y ait en premier lieu une convergence. Ce qui veut dire que le niveau de vie des citoyens des différents pays doit converger. Il faut ensuite faire en sorte que, dans notre marché unique, il n’y ait pas que des considérations économiques. Des conditions de concurrence justes doivent exister, ce qui ne relève pas seulement de l’économie, mais aussi de la fiscalité et du domaine social.
Y a-t-il eu des progrès en ce sens, deux ans après l’adoption du socle européen des droits sociaux ? Quel bilan tirez-vous de son application ?
Un bilan plutôt positif, sachant qu’il a été adopté il y a deux ans. Au niveau européen, des initiatives intéressantes ont eu lieu. D’un point de vue législatif, il y a par exemple eu l’adoption de recommandations pour l’accès de tous à la protection sociale, et sur des conditions de travail équitables. Une chose peut-être moins connue, mais très importante à mon sens, est que nous avons quelque peu rééquilibré le système de gouvernance économique européen. Le pilier social fait maintenant partie de ce que l’on appelle le “semestre européen” [voir encadré], ce qui implique un rééquilibrage entre les aspects économiques et sociaux des politiques de l’UE.
Mais ce n’est pas la fin du parcours, il faut aller plus loin. La présidente désignée de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a déjà annoncé une série d’initiatives à cet égard. D’après moi, il est très important que la mise en œuvre du pilier social ne soit pas seulement européenne. C’est aussi une question nationale. Et elle relève également des partenaires sociaux et de la société civile. Il est à l’avenir nécessaire de mieux coordonner les efforts de tout le monde.
« Une Europe sociale est-elle possible ? Entretien avec Jordi Curell de la Commission européenne », propos recueillis par Boran Tobelem, publié le 15.11.2019, www.touteleurope.eu.
Questions :
25) Faut-il opposer marché unique concurrentiel et Europe sociale ?
26) D’après Jordi Curell, une harmonisation des modèles sociaux européens est-elle souhaitable ?
27) Quelle forme doit alors prendre l’Europe sociale ?
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25) Faut-il opposer marché unique concurrentiel et Europe sociale ?
D’après Jordi Curell, les critiques à l’égard de l’Europe sociale viennent de l’opposition entre la volonté de maintenir une Europe compétitive vis-à-vis du reste du monde et de construire une Europe plus centrée sur des objectifs sociaux. Or, l’Europe sociale est compatible avec l’Europe compétitive.
26) D’après Jordi Curell, une harmonisation des modèles sociaux européens est-elle souhaitable ?
Chercher une parfaite harmonisation des modèles sociaux européens n’est pas nécessairement souhaitable en raison de l’hétérogénéité économique, sociale et même culturelle des Etats membres.
27) Quelle forme doit alors prendre l’Europe sociale ?
Plutôt que de souhaiter l’harmonisation des modèles sociaux, l’Europe doit tendre vers des objectifs communs tels que la recherche de justice sociale, la réduction des inégalités, l’homogénéisation des niveaux de vie sans nécessairement que cela se traduise par l’adoption d’un modèle social européen unique.