Nathalie Foux (40 ans, diplômée d’une licence de langues) travaille depuis quatre ans comme négociatrice indépendante à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). Ses parents ont terminé leur carrière en étant à la tête de deux agences immobilières franchisées réalisant des chiffres d’affaires importants. Au moment d’entrer en préretraite, son père, ancien conducteur de bus à la RATP, a rejoint sa conjointe dans l’agence immobilière qu’elle dirigeait. Cette dernière avait fondé une agence immobilière après avoir été directrice d’une agence bancaire. Les parents de Nathalie sont parvenus à élever significativement leur niveau de vie en se lançant dans l’immobilier. Au cours de ses études, Nathalie avait l’habitude de travailler le samedi dans une des deux agences immobilières tenues par sa mère. Cette dernière l’incitait à embrasser la même carrière qu’elle, mais Nathalie souhaitait devenir professeure des écoles et y est parvenue. Quelques années après son entrée dans l’enseignement, Nathalie se sépare de son compagnon (directeur d’une société de bâtiment). Elle élève alors seule sa fille et rencontre des difficultés financières. Faute de moyens, elle ne part pas en vacances et sa fille non plus. Le parcours de Nathalie illustre comment l’ambition de mieux gagner sa vie peut conduire à quitter un poste de fonctionnaire pour un poste plus risqué. Si Nathalie fut très inquiète pendant les six premiers mois au cours desquels elle ne détenait aucune assurance de revenu, elle est ensuite parvenue à disposer d’un niveau de vie très confortable : elle gagne entre quatre mille et huit mille euros par mois, soit près de trois fois plus que ce qu’elle percevait en tant que professeure des écoles. Étant donné l’évolution de ses revenus, Nathalie vit ce passage d’une profession intermédiaire de la fonction publique à une position d’indépendante comme une ascension. Dans le même temps, la perception de ce déplacement – qui s’apparente à un cas de contre-mobilité professionnelle – comme une ascension est intimement liée à un sentiment de « décalage » entre son milieu social d’origine et celui de ses anciens collègues (enseignants fonctionnaires) qui se cristallisait dans leur rapport différencié au travail et aux grèves. Cette perception traduit ainsi également l’influence de la position sociale et de la trajectoire des proches sur la mobilité intragénérationnelle subjective. C’est d’ailleurs encouragée par sa mère que Nathalie a quitté le métier de professeur des écoles et pris ses distances avec un monde enseignant qui « ne la tir[ait] pas vers le haut » :
« Nathalie : Les discours ils montaient pas très haut, des fois, dans la salle des maîtresses. Elles se plaignaient… Toujours en train de se plaindre.
Q : De se plaindre des conditions de travail, c’est ça ?
Nathalie : Ouais, trop d’enfants, les parents ceci, l’Éducation nationale cela, le ministre ceci… ça n’allait jamais quoi ! […] Moi je suis partie [de l’Éducation nationale] en 2004, l’année où y’a eu un mois de grève au mois de mai. On était deux dans l’école à pas être gréviste. Je veux bien faire grève un jour parce que c’est un défilé national, mais comme j’ai dit aux maîtresses “Vous pouvez pas la veille de deux mois de vacances vous faire un mois de grève ! Vous prenez en otage des familles, des petits bouts, des enfants… J’crois qu’il faut vous rendre compte !” Parce que moi j’avais l’exemple de mes parents, tu vois, qui travaillaient, qui rentraient tard… En tant que directeur d’agence, ma mère elle rentrait à 21 h presque tous les soirs ! Elle avait deux agences et je la voyais jamais se plaindre ; et moi je voyais ces maîtresses qu’arrêtaient pas de se plaindre : y’avait une espèce de décalage. […] Et je me rendais compte surtout de la chance qu’on avait. C’était pas possible de se plaindre : à 16 h 30 t’as fini, t’as le mercredi, le samedi matin en maternelle tu vas à l’école mais t’as pas les enfants ! Tu fais vingt-sept heures par semaine ! T’as 1 800 euros nets par mois ; si tu veux plus, tu fais l’étude ! Moi j’en faisais deux, tu peux en faire quatre par semaine, tu peux donner des cours particuliers, t’es payée pendant les vacances scolaires ! À un moment donné, faut arrêter ! […] Et donc j’en avais marre. Et un jour justement, pendant les grèves, j’étais revenue voir ma mère en larmes ! Elle m’a dit “Mais arrête, Nathalie, c’est des gens qui te tirent pas vers le haut ! C’est bon, t’as donné, passe à autre chose !” [Elle conclut :] J’ai pas arrêté pour les enfants ou les parents, mais plus pour ce milieu d’enseignants qui est un système qui commençait vraiment à m’agacer. »
(Entretien avec Nathalie, le 28 avril 2008)
Saisir la perception que Nathalie se fait de sa trajectoire intragénérationnelle nécessite donc de prendre en compte la structure et le niveau de vie de son ménage (sa séparation conjugale ayant été un déclencheur de sa reconversion professionnelle), l’évolution de ses revenus, ainsi que la trajectoire de ses parents. L’enquête qualitative est, sur ce dernier point, particulièrement riche d’apports. Dans une table de mobilité, l’origine sociale de Nathalie serait résumée à sa position de fille d’un ouvrier qualifié (son père étant conducteur de bus au moment où elle termine ses études. L’entretien permet d’intégrer à l’analyse d’autres éléments précieux relatifs à son origine sociale : la prise en compte de l’ensemble de la trajectoire professionnelle de son père (devenu, après sa carrière à la RATP, un agent immobilier aux revenus confortables) et celle de sa mère (ayant réussi dans le monde des affaires) permet de mieux comprendre pourquoi Nathalie (et ses parents) valorisent aujourd’hui l’indépendance et perçoivent le passage d’une position de professeure des écoles (associée à des revenus stables mais moins élevés que ce que permet d’espérer un emploi dans l’immobilier) à un poste de négociatrice indépendante comme une promotion sociale.
Lise Bernard, « Des ascensions sociales par un métier commercial, Le cas des agents immobiliers », Politix, 2016/2 (n°114) p 73 à 98
Questions :
1) Comment qualifier la mobilité sociale intergénérationnelle de Nathalie Foux par rapport à ses parents en début de carrière ?
2) Expliquer les motivations de la mobilité professionnelle et la mobilité subjective de Nathalie Foux
3) Que nous apporte l’enquête ethnographique sur cette trajectoire individuelle ?
Voir la correction
1) Comment qualifier la mobilité sociale intergénérationnelle de Nathalie Foux par rapport à ses parents en début de carrière ?
La mobilité intergénérationnelle de Nathalie Foux par rapport à sa mère est une mobilité de statut puisque sa mère était agent immobilier (catégorie 2) et elle-même est professeure des écoles (catégorie 4)
La mobilité intergénérationnelle de Nathalie Foux par rapport à son père est une mobilité verticale ascendante puisque son père est conducteur de bus à la RATP (catégorie 6) et elle même est professeure des écoles (catégorie 4)
2) Expliquer les motivations de la mobilité professionnelle et la mobilité subjective de Nathalie Foux
Nathalie Foux, après son divorce, estime ses revenus de professeure des écoles insuffisants pour lui permettre de vivre comme elle le souhaite. Par ailleurs, elle ne se retrouve pas dans les discours tenus par ses collègues de travail (se plaignant trop souvent et se mettant trop facilement en grève, selon elle). Elle quitte alors son emploi dans la fonction publique et embrasse la carrière d’agent immobilier. Elle choisit ce métier, encouragée par sa mère, elle même agent immobilier et percevant des revenus confortables.
Nathalie Foux, après quelques mois difficiles perçoit très positivement ce changement de statut puisque cela lui a permis d’augmenter de manière considérable ses revenus.
La perte de la sécurité liée au statut de fonctionnaire est largement compensée dans son cas par la progression de ses revenus.
3) Que nous apporte l’enquête ethnographique sur cette trajectoire individuelle ?
La mobilité observée à l’aide des tables de mobilité est établie à un instant t et ne permet pas d’appréhender correctement l’origine sociale de Nathalie ni sa carrière professionnelle. Seule une approche microsociologique permet de saisir l’ensemble de ces aspects. Les enquêtes ethnographiques fournissent donc un regard complémentaire aux travaux statistiques.