A côté du contrat de travail, la naissance du « chef d’entreprise » est aussi une manifestation caractéristique de l’entreprise. Personnage pour le moins singulier que ce chef d’entreprise, impossible à classer dans les catégories classiques : ce n’est ni un capitaliste, ni un inventeur, ni même un entrepreneur. C’est d’abord un « employeur », auquel la loi reconnaît, en corollaire du contrat de travail, des pouvoirs de direction vis-à-vis des travailleurs. Mais c’est aussi un personnage dont le pouvoir l’emporte rapidement sur celui des associés-actionnaires. Adolf Berle, un juriste, décrit avec l’économiste Gardiner Means cette révolution provoquée par de la « modern corporation (*) ». Dans l’entreprise, les actionnaires, qui étaient dans les sociétés commerciales de véritables associés et souvent des administrateurs, apparaissent davantage comme des « fournisseurs de capitaux » que comme véritables « membres » du collectif. Berle et Means montrent que, dans la plupart des grandes sociétés américaines, aucun des actionnaires n’a suffisamment d’actions pour peser réellement sur les décisions stratégiques de l’entreprise. Mais la dilution de chaque actionnaire n’explique qu’en partie cette révolution. C’est aussi que la direction des « entreprise » du début du Xxème siècle (que l’on commence d’ailleurs à qualifier de « grandes » entreprises) n’est plus celle des sociétés commerciales.
Si les propriétaires du capital incarnaient hier le pouvoir patronal légitime, les compétences requises pour organiser la dynamique de création industrielle ne sont plus celle des administrateurs de sociétés. Hormis quelques investisseurs-entrepreneurs, les actionnaires délèguent volontiers la direction aux hommes de terrain, souvent des ingénieurs, plus compétents, qui se consacrent à plein temps à l’entreprise. Cette délégation était prévue en France dans la loi de 1867, mais elle n’allait pas de soi : si l’on désigne un « étranger » (c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas actionnaire) comme directeur, c’est -selon un commentateur de l’époque- pour ne pas priver la société anonyme « du concours d’une personne étrangère dont les lumières et les aptitudes spéciales peuvent être l’instrument de sa fortune ».
(*) A. Berle et G. Means, The Modern Corporation and Private Property, New Brunswick, New Jersey, Transaction Publishers, 1932.
Source : Blanche Segrestin, Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, Seuil, 2012.
Questions
1. Quelles sont les qualités que la loi reconnait historiquement au « chef d’entreprise » ?
2. L’entreprise décrite par A. Berle et G. Means insiste-t-elle sur le pouvoir des actionnaires dans les décisions stratégiques ?
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1. Quelles sont les qualités que la loi reconnait historiquement au « chef d’entreprise » ?
Le chef d’entreprise est reconnu par la loi comme un employeur dans le cadre du droit du travail.
2. L’entreprise décrite par A. Berle et G. Means insiste-t-elle sur le pouvoir des actionnaires dans les décisions stratégiques ?
L’ouvrage de A. Berle et G. Means, publié en 1932, est le point de départ de ce que l'on a appelé la « révolution managériale ». L'idée centrale de ces auteurs est de montrer que le développement de la grande société par actions, et la dispersion de la propriété entre un grand nombre d'actionnaires, tend à entraîner la séparation de la propriété et du contrôle de l'entreprise. Le pouvoir de décision appartient dès lors aux managers et la propriété aux actionnaires.