Lorsque l'on parle de classes sociales, deux grandes traditions sont implicitement opposées, qui répondent à deux courants contraires qui traversent la sociologie. Pour forcer le trait et simplifier des oppositions que les auteurs ont généralement nuancées ou complexifiées, on peut dire que nous avons deux traditions divergentes, l'une issue de Karl Marx et l'autre de Max Weber, chacune posant une définition des classes sociales qui lui est spécifique et qui engage largement le débat théorique.
Du côté marxiste, les classes sociales sont des collectifs structurés par une position spécifique dans le système économique, définis notamment au travers de la propriété des moyens de production, marqués par un conflit central (l'exploitation) ; mais, au-delà de ces « conditions de classe », il existe une « conscience de classe », une conscience sociale de leur être collectif, de leur intérêt, de leur dynamique, qui permet de passer de la classe « en soi » à la classe « pour soi ». Cette tradition est parfois qualifiée de holiste (holon, « tout » en grec) parce qu'ici, la totalité est plus que la somme des individus, la classe existant indépendamment et au-dessus de ses membres, en leur dictant leur rôle, par-delà la créativité des individus. Prévaut donc l'idée qu'il existe des rapports sociaux, c'est-à-dire des conflits structurant le jeu des oppositions dans le monde social, l'inégalité n'étant pas le fait d'une société amorphe, mais de luttes sociales explicites ou implicites permanentes. « Même au moment où il n'y a pas de lutte de classes déclarée, il y a lutte de classes latente, par le fait que, dans une hiérarchie, il faut que les rangs les plus élevés maintiennent leur position, et que, d'autre part, ceux qui occupent les rangs les plus bas, se trouvant dans une situation où ils sont sous-estimés, voudraient bien s'élever dans l'échelle sociale » (Maurice Halbwachs, Les Classes sociales, CDU, Paris, 1937, p 15). Dès lors, la société « tient » du fait de champs de forces contraires que les groupes en conflit engendrent, mais peut à force se déchirer. Cette tradition est qualifiée aussi de réaliste, parce que les classes sont supposées former des entités véritables et tangibles, et non pas des constructions intellectuelles.
D'un autre côté, au contraire, la tradition wébérienne suppose que les différentes classes sociales sont des groupes d'individus similaires, partageant une dynamique probable semblable (Max Weber parle de Lebenschancen ou « chances de vie »), sans qu'ils en soient nécessairement conscients et sans nécessairement agir en commun. Ces groupes résultent moins, d'ailleurs, d'une répartition conflictuelle des moyens de production que de la division du travail où chaque groupe obéit à une fonction spécifique, dont on peut supposer qu'elle est mutuellement profitable. Ici, la classe sociale n'est pas autre chose, a priori, que la somme des individus (individualisme versus holisme) que le chercheur décide d'assembler selon ses critères propres ; ainsi, les classes sont des noms plus que des choses (nominalisme versus réalisme), même si, rappelle Weber, a posteriori, peuvent se constituer historiquement des conflits ouverts. Cette lecture est aussi la plus neutre théoriquement.
Par un curieux retournement de circonstances, on constate finalement que l'approche de Marx, très exigeante, pourrait amener à rejeter l'idée de classes sociales, faute de « conscience de classe » marquée par une conflictualité radicale. Au contraire, l'approche de Weber permet d'admettre sans difficulté la pérennité des classes sociales, la notion étant licite dès qu'existent des groupes inégaux dont les dynamiques sont différentes, comme le montre bien la statistique sociale contemporaine.
Source : Chauvel, Louis. « II. La dynamique de la stratification sociale », Robert Castel éd., Les mutations de la société française. Les grandes questions économiques et sociales II. La Découverte, 2013, pp. 33-55.
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