Replay de la conférence
Réfléchir aux liens entre multinationales et États en termes de rivalité et/ou de coopération conduit à interroger le fonctionnement de l’économie mondiale, la place et le rôle des acteurs étatiques et économiques et les efforts de régulation à l'œuvre aujourd’hui. Trois axes vont donc structurer ce regard croisé.
Intervenants :
Antoine FREROT, Président de Veolia
Pascal SAINT-AMANS, Ancien directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE
Charles THIBOUT, Chercheur associé IRIS
Modérateurs/Modératrices : Nancy Fabre, Professeur de SES, Académie de Nice et Charles Jacquelin, IA-IPR d'Histoire-géographie , Académie de Versailles
5 points à retenir
- FMN et FTN se distinguent par leur mode de management local ou global.
- Harmoniser les pratiques fiscales permet de renforcer la souveraineté des états.
- Des obstacles demeurent dans l’harmonisation des pratiques fiscales, notamment au sein de l'Union européenne, où des divergences fiscales profondes persistent.
- Politiques de la concurrence et politiques industrielles peuvent être en contradiction.
- Les régulations actuelles doivent non seulement être renforcées, mais aussi être plus intelligemment conçues pour respecter les souverainetés nationales et promouvoir l'innovation.
Compte-rendu
Par Christopher MORILLON et Audrey PILIPPOSSIAN, professeurs de SES (académie de Montpellier)
AXE 1 : LES ENTREPRISES SONT-ELLES INDEPENDANTES DES ÉTATS ?
Cet axe aborde les relations complexes entre les entreprises multinationales/transnationales et les États, en se concentrant sur la coopération, la rivalité et la réglementation fiscale. Tout d’abord, Charles THIBOUT distingue le terme de « firmes multinationales » (qui s’adaptent aux contextes nationaux) et de « firmes transnationales » (qui ont un « management global »). Les entreprises multinationales ajustent leurs opérations aux spécificités des pays où elles opèrent, tandis que les transnationales tendent à appliquer une approche uniforme à travers le monde. Il n’utilise donc pas le critère de la part du chiffre d’affaires réalisée à l’étranger pour distinguer les deux. Ensuite, Antoine FREROT précise que même si les entreprises sont indépendantes des gouvernements, elles doivent respecter les lois et règlements des États. Dès lors, l'économie est subordonnée à la politique, ce qui implique que les entreprises doivent s'adapter au cadre juridique et fiscal de chaque pays. Cependant, pour attirer les entreprises sur leur territoire, les états ont eu tendance à se lancer dans une « course au moins-disant fiscal ». Pascal SAINT-AMANS insiste alors sur l’importance des régulations fiscales mondiales, notamment par l'OCDE. Elles visent à réduire l'évasion fiscale des multinationales, en limitant la concurrence fiscale entre pays. L'objectif est de renforcer la souveraineté des États tout en diminuant la marge de manœuvre des entreprises pour minimiser leur contribution fiscale. Enfin, Antoine FREROT conclut en précisant que certaines entreprises choisissent de publier les impôts qu'elles paient pour améliorer leur réputation, sachant que leur « droit à opérer » dépend aussi de leur image publique et de leur conformité aux régulations locales (exemple de Véolia).
AXE 2 : COMMENT ARTICULER L’ACTION POLITIQUE TRANSNATIONALE DE MANIERE CLAIRE ET SOUPLE POUR QUE DES REGULATIONS SE METTENT EN PLACE ?
Dans cet axe les intervenants discutent de la manière dont les États peuvent articuler leurs actions pour mettre en place une régulation commune sans pour autant perdre leur souveraineté. Antoine FREROT argumente sur le fait que coopérer sur des politiques fiscales transnationales ne signifie pas abdiquer une partie de la souveraineté, mais plutôt la renforcer. En partageant des principes et des règles communes, les États peuvent éviter que leurs lois fiscales soient contournées, ce qui, paradoxalement, accroît leur souveraineté en la partageant avec d'autres. Pascal SAINT-AMANS donne un exemple historique avec la régulation fiscale mondiale. Pendant des décennies, les États n'ont pas su répondre à la globalisation économique, ce qui a conduit à une érosion des bases fiscales et à des transferts de bénéfices, particulièrement dans les années 90 et 2000, où les entreprises payaient de moins en moins d'impôts. Les efforts de régulation fiscale, comme ceux initiés au G7 en 1996, ont été ralentis par des résistances politiques, notamment sous l'administration de George W. Bush. Ce n'est qu'avec la crise financière de 2008 que les États ont réalisé l'importance de protéger leurs bases fiscales, et ont commencé à coopérer de manière plus sérieuse. Cela a culminé en 2021 avec un accord global signé par plus de 140 pays, sur taux d’impôt minimum mondial de 15 % pour les multinationales. Il souligne néanmoins que cela reste difficile au sein de l'Union européenne. L'Europe, bien qu'avancée en matière de coopération, reste bloquée par des divergences fiscales importantes entre ses membres, comme entre le Luxembourg, l'Irlande et les autres pays. Charles THIBOUT ajoute que les États peuvent parfois freiner la régulation internationale, notamment à cause de leur héritage de politiques encourageant la concurrence fiscale pour attirer les capitaux. En France, par exemple, bien que les discours publics soient volontaristes en matière de fiscalité, il y a eu une réticence à imposer une fiscalité plus stricte sur les entreprises du numérique, en grande partie par crainte de représailles internationales qui pourraient nuire aux entreprises françaises à l'étranger.
AXE 3 : LES REGULATIONS ACTUELLES SUFFISENT-ELLES ? COMMENT LES AMELIORER ?
Cet axe traite des enjeux de régulation des entreprises, en particulier dans le secteur numérique, et de la dépendance croissante des États vis-à-vis des grandes multinationales. Charles THIBOUT explique que les régulations actuelles semblent souvent minimales, surtout dans des domaines comme le numérique, où les États sont fortement dépendants de quelques entreprises géantes pour des services essentiels (messagerie, cloud, etc.). Cette dépendance rend les États vulnérables, car ils ne peuvent pas imposer des régulations strictes sans risquer des répercussions économiques graves, comme la coupure de services critiques. Il souligne également l'échec des tentatives de la France de créer des alternatives nationales dans le secteur du numérique qui est dominé par des entreprises étrangères. Depuis les années 1980, les politiques économiques françaises ont favorisé la régulation par la concurrence, plutôt que la création de champions industriels capables de rivaliser avec les géants étrangers. Cet échec est attribué à un virage vers des politiques néolibérales qui ont affaibli l'ambition de développer une industrie numérique autonome. Pourtant, Antoine FREROT montre que si des régulations internationales couronnées de succès sont possibles (trou dans la couche d'ozone ou pluies acides sur les forêts allemandes), les défis actuels, comme les émissions de carbone, sont beaucoup plus complexes. Une des solutions proposées est l'imposition d'une redevance carbone aux frontières de l'Europe, pour pénaliser les produits à forte intensité de carbone importés de l'étranger. Bien que cette idée ait été controversée il y a quelques années, elle gagne maintenant en acceptation, y compris au sein du Parlement européen. Pascal SAINT-AMANS souligne qu’en matière de régulation globale, les États-Unis jouent un rôle clé. Cependant, la fragmentation géopolitique actuelle, marquée par des divisions Est-Ouest et Nord-Sud, complique la mise en place de régulations globales efficaces.
CONCLUSION
Il existe des interactions fortes entre le monde politique et monde économique à toutes les échelles, mais l’un prime sur l’autre. Il appartient aux États de fixer le cadre dans lequel les firmes transnationales se meuvent. Les récentes négociations internationales ont montré que c’était à la fois possible et souhaitable.
Pistes d'exploitation pédagogiques
Dans les programmes d’SES, d'histoire-géographie, d’HGGSP, la thématique de ce regard croisé n'est pas présente en tant que telle. Elle est présente cependant de manière transversale, car au cœur des questions de mondialisation, de développement durable, d'aménagements, de citoyenneté, de concurrence imparfaite et de gouvernance.
En SES :
en terminale, on pourra aborder la question de la distinction entre FMN et FTN (axe 1) dans le questionnement « Quels sont les fondements du commerce international et de l’internationalisation de la production ? », plus précisément dans les objectifs d’apprentissage n°3 et n°4.
On pourra aussi relier l’intervention d’Antoine Frérot dans l’axe 1, au premier questionnement de première sur le marché (« Comment un marché concurrentiel fonctionne-t-il ? »/ Objectif d’apprentissage n°1 : « savoir que le marché est une institution »).
On pourra aussi aborder la question de l’articulation entre politique industrielle et politique de la concurrence dans le questionnement « Quelles politiques économiques dans le cadre européen ? », plus précisément dans l’objectif d’apprentissage n°2 (axe 3).
Enfin, on pourra donner les exemples du trou dans la couche d’ozone, des pluies acides ou de la taxe carbone, première, pour « illustrer l’intervention des pouvoirs public » face aux externalités négatives (objectifs d’apprentissage n°5 du questionnement « Quelles sont les principales défaillances de marché ? ») ou en terminale sur le questionnement « Quelle action publique pour l’environnement ? », plus précisément sur l’objectif d’apprentissage n°4 (axe 3).
Quelques ressources complémentaires
Cohen, Daniel. (2021). Le Monde est clos et le désir infini. Albin Michel.
Ce livre explore les défis de la régulation dans un monde globalisé et discute de la manière dont les États peuvent répondre aux nouveaux enjeux économiques et environnementaux.
Lequeux, Vincent. (2024).
Cet article résume de manière très pédagogique le principe de l’impôt mondial sur les multinationales.
Méadel, Cécile & Musso, Pierre. (2017). Le temps des algorithmes. Les Presses de Sciences Po.
Cet ouvrage collectif traite des défis posés par les géants du numérique en termes de régulation et examine comment les États peuvent (ou ne peuvent pas) réguler ces entreprises qui jouent un rôle crucial dans l'économie globale.
Piketty, Thomas. (2019). Capital et idéologie. Seuil.
Piketty discute des inégalités économiques mondiales et propose des pistes de coopération internationale pour réguler le capitalisme tout en renforçant la souveraineté des États.
Ulrich, Dominique. (2014). "La régulation internationale des entreprises à l’épreuve du numérique : un défi pour la souveraineté des États." Revue internationale des sciences sociales, 209(3),125-144.
Ulrich aborde la question de la régulation des entreprises numériques, en mettant en lumière les défis posés par la dépendance des États vis-à-vis de ces géants technologiques.