Replay de la conférence
Les chaînes de valeur mondiales (CVM) doivent s’adapter à une nouvelle donne géopolitique : les entreprises comme les Etats doivent repenser leurs arbitrages coût/risque. S’agit-il de démondialisation, ou à l’inverse d’une complexification des chaînes de valeurs ? Quels sont les vulnérabilités nouvelles face à des risques accrus ? Comment sécuriser les chaînes d'approvisionnement sans perdre les retours sur investissement, en particulier ceux effectués en Chine ? Dans quelle mesure la régionalisation, présentée comme une solution à l’exposition aux risques peut-elle être efficace ?
Intervenants :
- Jéremy GHEZ, Co-Directeur du Centre HEC Paris de Géopolitique
- Isabelle MEJEAN, Professeure à l'Ecole polytechnique et à Sciences Po
- Ana BOATA, Directrice de la recherche Allianz Trade
Modérateurs/Modératrices :
- Philippe ESCANDE, Journaliste au journal Le Monde
5 points à retenir :
- Les chaînes de valeur mondiales se sont beaucoup complexifiées depuis les années 1990 mais depuis 2008 le ratio entre le volume du commerce mondial et le PIB mondial est stable à 60% (04 à 08 mn).
- Les arbitrages des entreprises face aux nouveaux risques sont encore peu décelables à cause des cycles d’investissements passés (09 :40 à 15 :20 mn).
- La période d’aujourd’hui présente des risques géopolitiques tels que les entreprises cherchent des pays partenaires « amis » dans leurs CVM (16 :22 à 22 :22 mn).
- L’éclatement des CVM s’accompagne d’une forte régionalisation et concentration des flux d’échanges (23 :16 à 29 :12 mn).
- Les tensions géopolitiques entre la Chine et les Etats-Unis modifient fortement leurs échanges commerciaux : le cas Huawei face aux données sensibles (30 :29 à 35 :27 mn).
Compte-rendu
Réalisé par Laurence Guillen, professeure de SES (académie de Montpellier) et Nathalie Giniès, professeure d’HG (académie de Montpellier).
Entre éclatement, régionalisation et concentration des chaînes de valeur
Isabelle Méjean explique en détail les évolutions récentes des CVM. Selon l’économiste, une chaine de valeur est un mode d’organisation de la production dans laquelle un certain nombre d’entreprises vont contracter pour organiser la production sous formes d’étapes de production réalisées dans différentes entreprises localisées dans des pays différents.
Depuis les années 1990-2000 on a pu voir un éclatement des chaînes de valeur à l’échelle géographique : les réseaux d’entreprises se sont construits en Europe, Amérique du Nord et Asie. On peut mesurer cet éclatement par le ratio Volume du commerce/ PIB mondial (x100) qui est passé de 30% en 1990 à 60 % juste avant la crise de 2008. Ce ratio est stable depuis. Cette organisation en CVM s’est aussi régionalisée et concentrée : autour de trois pôles que sont l’Asie, l’Amérique du Nord et l’Europe, particulièrement entre les années 1990 et 2000. Cette structure régionale a pour conséquence des flux plus concentrés. Ce phénomène n’est pas incompatible avec l’éclatement des CVM.
Exemple de l’industrie automobile pour le marché européen :
Un assemblage en Slovaquie ou Espagne, des étapes spécifiques pour les pays à fort coût de main d’œuvre pour le design ou la recherche et un approvisionnement étranger à la région pour des pièces spécifiques pour lesquelles il n’y a pas de fournisseur régional : semi-conducteur de Taiwan (TSMC) ou terres rares comme le Cobalt (RDC).
L’auteur a aussi travaillé à l’élaboration d’une cartographie de la dépendance et de la vulnérabilité vis-à-vis de certains produits importés. Il s’agit de 300 produits environ qui restent marginaux dans les flux de commerces internationaux (7% des importations européenne) mais pour lesquels il n’existe pas (encore) d’alternatives crédibles : produits électroniques, terres rares, produits chimiques de base, etc.
Quelle trajectoire de changement des CVM ?
Ana Boata, chef économiste chez Allianz Trade partage les résultats d’une grande étude qu’Allianz mène auprès des managers de grandes entreprises les interrogeant sur leurs arbitrages coûts/risques (« derisking ») et les conséquences possibles en « rerouting » c’est-à-dire des décisions de changements de localisation d’étapes de production. Les raisons invoquées par ces managers ont été centrées tour à tour sur le manque d’entrants (Covid), le coût de l’énergie (et du transport), enfin les risques géopolitiques (y compris la montée du protectionnisme).
Si ces discussions sont omniprésentes aujourd’hui dans les stratégies d’entreprises, ces changements de trajectoires sont encore peu décelables et ce pour plusieurs raisons :
-Les décisions d’investissements passées ont généré des coûts colossaux qui ne sont pas encore rentabilisés, en particulier les IDE effectués en Chine (particulièrement pour l’Allemagne).
-Les alternatives régionales sont possibles : par exemple le Vietnam ou la Malaisie pour remplacer la Chine. Il s’agit donc plutôt d’une complexification des CVM dans laquelle de nouveaux partenaires minimisent le risque de partenaires critiques.
-Enfin il n’existe pas d’alternatives fiables et suffisantes sur des produits tels le textile, les machines-équipement.
De l’optimisation économique à l’optimisation stratégique
Jeremy Ghez, fait le parallèle entre la guerre froide et la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine : dans les deux cas l’escalade d’un conflit géopolitique représente un danger. Pour minimiser le risque de dépendance il peut y avoir la tentation de la relocalisation mais il s’agit souvent pour des raisons de coûts de rapprocher les emplois de son propre territoire voire de pratiquer le « Friendshoring » qui vient de Friend = ami (ici pays ami ou « non risqué ») et Offshoring = délocalisation. La Covid et la guerre en Ukraine ont initié ces nouvelles stratégies d’entreprises mais aussi des Etats qui ont mené des politiques protectionnistes plus offensives et réinvesti les politiques industrielles. L’optimisation économique n’a pas disparue simplement la liste des contraintes s’allonge en tenant compte des coûts liés aux nouveaux risques.
Réinterrogeant le dicton « face à un problème nouveau les Etats-Unis innovent, la Chine imite et l’UE régule » l’auteur insiste sur la nécessité pour l’Europe de continuer à se défendre par la régulation mais aussi de chercher davantage de complémentarité au sein de sa région. Pour la régulation cela passe par des droits de douane renforcés dans les industries naissantes comme l’automobile électrique (la commission européenne a voté cet été des droits de douane renforcés approchant les 50% sur les batteries et les voitures électriques), et pour un investissement régional renforcé ; on peut citer la Hongrie ou la Pologne qui reçoivent beaucoup d’IDE européens.
Conclusion
Si les CVM entrent dans un virage géopolitique complexe cela n’augure pas d’une démondialisation mais plutôt d’une complexification de la gestion des risques par les entreprises et les Etats. Le commerce international reste donc un moyen efficace de partager les risques.
Pistes d'exploitation pédagogiques
- En SES, lors du chapitre d’économie « Quels sont les fondements du commerce international et de l’internationalisation de la production ? » on pourra mobiliser cette conférence pour montrer les choix d’internationalisation de la production à la fois sur la productivité des firmes (OA3) et sur la fragmentation de la chaîne de production (OA4). On pourra aussi éclairer le débat sur le protectionnisme (OA5) avec des exemples actuels de politiques protectionnistes, en particulier entre Chine, Etats-Unis et UE.
- En Géographie Première, lors du thème 2 « Une diversification des espaces et des acteurs de la production » on pourra mobiliser cette conférence pour montrer les processus des chaînes de valeur et les confronter aux évolutions territoriales à l’œuvre actuellement. Des extraits choisis de la conférence peuvent permettent l’enrichissement d’un travail de cartographie et de croquis sur les territoires et les flux de la production mondiale.
- En HGGSP Première, au cours du thème 3 Étudier les divisions politiques du monde : les frontières, la conférence peut être exploitée en introduction pour travailler les fonctions des frontières et envisager leurs dynamiques. En complément des 3 jalons, la conférence amènera à un travail de documentation des élèves sur les rôles des frontières, et une lecture critique des notions d’effacement et de retour des frontières à l’échelle mondiale.
Quelques ressources complémentaires
- Isabelle Méjean, professeure d'économie à l’École polytechnique : Fragmentation des chaînes de valeur dans un contexte de préservation de l’environnement
Isabelle Méjean_0.pdf (melchior.fr)
- Isabelle Méjean et Ariell Reshef, 24 mars 2021
- Jeremy Ghez, co-directeur du centre HEC Paris de géopolitique, États-Unis : déclin improbable, rebond impossible (VA Press, 2018)
- Jean S. (2020), SES-ENS, juin