GRAND TÉMOIN : LES ENTREPRISES FACE AU RETOUR DE LA GÉOPOLITIQUE

Replay de la conférence

Economistes, entreprises et même Etats ont oublié la géopolitique à la faveur de la « mondialisation heureuse » qui a succédé à la guerre froide et créé l’impression d’une « fin de l’histoire ». L’on a pu alors croire à un effacement définitif du politique dans la marche du monde, au profit des effets vertueux du « doux commerce » et d’une régulation purement économique des relations entre les différents acteurs. Le retour de la géopolitique auquel on assiste aujourd’hui se manifeste par une reprise en main de l’économie par les Etats. L’économie se retrouve prise dans l’étau des relations interétatiques : crises, conflits internationaux, guerres économiques et enjeux de souveraineté. Comment les entreprises s’adaptent-elles à cette situation ? Quels enjeux dans le présent ? Quelles perspectives d’avenir pour la France et l’Union Européenne ? 

Grand témoin : 

  • Pierre-André DE CHALENDAR, Président de l’Institut de l’Entreprise et Président de Saint-Gobain

Interrogé par : 

  • Christophe LAVIALLE, IGÉSR, doyen du groupe Sciences économiques et sociales

  • Florence SMITS, IGÉSRdoyenne du groupe Histoire - géographie

5 points à retenir :

  • La reprise en main de l’économie par les Etats marque le retour de la géopolitique dans la prise de décisions économiques.

  • Les entreprises doivent se soumettre aux injonctions des Etats et choisir les pays où elles s’implantent en tenant compte de l’impossibilité de travailler en même temps avec certains pays rivaux.

  • Elles doivent diversifier leurs sources d’approvisionnement et s’implanter dans différentes zones géopolitiques afin de limiter leur exposition aux chocs politiques.

  • L’Union Européenne est la seule grande puissance économique à adhérer encore au multilatéralisme.

  • Ses propres entreprises risquent de se détourner de son territoire si elle n’est pas plus interventionniste dans les secteurs de pointe en rapport avec les grands enjeux de demain, les transitions climatique et numérique.

Compte-rendu

Rréalisé par Adinel BRUZAN, IA-IPR de philosophie (académie de Montpellier), Anaïs MOULIAC-BERTUCCHI, professeure d’économie-gestion (académie de Paris) et Olivier LÉCINA, professeur de SES (académie de Nantes)

PEUT-ON, ET EN QUOI, PARLER D’UN RETOUR DE LA GEOPOLITIQUE ?

Pierre-André DE CHALENDAR propose une lecture du présent basée sur son expérience de quarante ans dans le domaine de l’industrie. Il propose de séparer deux périodes très différentes dans l’après-guerre froide : 

- jusqu’en 2016, une période qu’il qualifie de « Pax americana », caractérisée par un effacement de la géopolitique et une expansion sans précédent de l’économie et des raisonnements économiques, ainsi qu’une dislocation des chaînes de valeur ; les entreprises ne regardaient que le potentiel d’un pays pour déterminer leur stratégie d’installation.

- après 2016 et l’élection du président Trump aux Etats-Unis, une période de fragmentation, caractérisée par la volonté des Etats – dans un premier temps les Etats-Unis, puis la Russie et la Chine – d’affirmer leur souveraineté en limitant la capacité des entreprises installées sur leur territoire à travailler avec leurs rivaux géopolitiques. Dans ce contexte, la pandémie de COVID-19 a encore renforcé le poids de la souveraineté économique. Les entreprises doivent désormais prendre en compte les intérêts des Etats dans leurs stratégies. 

 

LES ENTREPRISES PRENNENT-ELLES DE NOUVEAU CONSCIENCE DE LEUR APPARTENANCE NATIONALE ?

Pierre-André DE CHALENDAR défend deux idées fortes :

- il n’y a pas d’entreprise globale ;

- le politique l’emporte toujours face à l’économie, quand il décide de l’emporter ;

C’est l’Etat, non les entreprises, qui détient la puissance et fixe donc les règles du jeu (règles d’extraterritorialité, sanctions, etc.).

 

QUELLES INFLEXIONS DANS LES STRATÉGIES DES ENTREPRISES FACE À CES ÉVOLUTIONS ? 

Pierre-André DE CHALENDAR rappelle qu’en fonction du secteur d’activité, les entreprises ont des business model très différents. Mais globalement, face au retour de la géopolitique les entreprises réorganisent leurs chaînes de valeur, puisque opérer sur certains territoires leur ferme l’accès à d’autres. Parallèlement, afin d’amortir les chocs, elles cherchent également à diversifier leurs fournisseurs pour ne pas dépendre d’une seule zone géopolitique, quitte à renoncer à la minimisation des coûts de production. Par exemple, Saint-Gobain s’est aperçu lors de la catastrophe de Fukushima en 2011 que tous ses polymères provenaient du Japon et a alors entrepris de chercher d’autres approvisionnements.

 

LES INTERETS DES ENTREPRISES ET DES ETATS SONT-ILS CONVERGENTS ? QUEL EST L’IMPACT DES POLITIQUES INDUSTRIELLES DES PAYS SUR LEURS CHOIX STRATEGIQUES ?

Les entreprises obéissent à des objectifs économiques, qui peuvent engendrer des tensions avec les intérêts politiques des Etats. La question de la relocalisation de la production pour assurer la souveraineté en est un exemple. Mais selon Pierre-André DE CHALENDAR il est illusoire de penser la souveraineté de l’Etat en termes d’autosuffisance. La souveraineté, du moins pour la France et l’Europe, revient à être assez fort dans certains domaines pour obtenir des autres pays ce dont on manque. Pour renforcer sa souveraineté, un Etat doit donc adopter une stratégie semblable à celle des entreprises : développer des atouts dont les autres acteurs ont besoin et ainsi compenser ses points faibles. 

 

Y A-T-IL UN RISQUE DE DÉCROCHAGE DE L’UNION EUROPÉENNE, INSUFFISAMMENT INTERVENTIONNISTE ? COMMENT LES ENTREPRISES EUROPEENNES FONT-ELLES FACE A DES REGLES QUI NE LEUR SONT PAS FAVORABLES ? 

Pour Pierre-André DE CHALENDAR, les transitions climatique et numérique représentent les grands enjeux de demain. Face à ces enjeux, l’Europe devrait se donner les moyens pour que les acteurs et les capacités de production cruciaux dans l’optique de ces transitions soient localisés sur son territoire. Pourtant, mis à part la France, les Etats membres de l’Union européenne refusent de faire de la géopolitique et continuent à croire dans le multilatéralisme, alors que les Etats-Unis et la Chine s’affranchissent des règles de l’OMC pour conduire des politiques industrielles protectionnistes. Or, l’Europe est dépendante de ses partenaires commerciaux, notamment dans son approvisionnement en matières premières. Par conséquent, elle doit avoir des biens et des services stratégiques à leur fournir en échange. Il faut donc une politique européenne plus interventionniste, à la fois dans les technologies liées à la transition énergétique (l’Europe est championne de la décarbonation, mais ses équipements dans ce domaine viennent principalement de Chine) et dans la digitalisation. On observe ainsi un décalage entre une UE qui n’a pas adapté son logiciel au retour de la géopolitique et des entreprises européennes qui sont très bien placées sur certains créneaux stratégiques et qui ont intégré la nouvelle donne. Ce décalage induit, pour l’UE, le risque que ses entreprises développent une part croissante de leur activité en dehors du territoire communautaire.

CONCLUSION

Le retour de la géopolitique rend obsolète un cadre auquel l’UE reste attachée (« mondialisation heureuse » et multilatéralisme). Il est nécessaire d’en élaborer un autre, en assumant, comme les autres puissances économiques mondiales, une volonté de conduire une politique industrielle, redevenir un « Etat stratège », relocaliser et favoriser l’innovation. Le manque d’interventionnisme économique dans l’UE risque de faire partir les entreprises communautaires et d’affaiblir le poids géopolitique de la région.

 

Pistes d'exploitation pédagogiques

 

En Sciences économiques et sociales : 

  • Terminale, chapitre sur la croissance : Illustration de l’impact des institutions sur l’incitation à investir et à innover.

  • Terminale, chapitre sur le commerce international : illustration des avantages comparatifs et des dotations technologiques, notion de chaînes de valeur (et question de leur raccourcissement ou de leur diversification), besoin de soutenir la productivité et la compétitivité des entreprises afin de promouvoir la capacité des pays à exporter, illustration de l’importance des politiques protectionnistes.

  • Terminale, chapitre sur les politiques économiques en Europe : remise en question des effets du marché unique sur la croissance (en l’absence de politiques volontaristes complémentaires), critique des insuffisances de la politique industrielle européenne (en lien avec la politique de la concurrence).

  • Seconde, chapitre sur la production de richesses : rôle-clé de la technologie dans la production.

 

 

En Philosophie :

  • En terminale, tronc commun, en lien avec les notions : l’Etat, la justice, la technique, le travail, le temps, dans une perspective anthropologique et politique. On peut interroger les places respectives de la politique et de l’économie dans le monde humain et le rôle de l’Etat dans l’organisation et la gestion de celui-ci.

  • En terminale, spécialité « Humanités, littérature et philosophie », en lien avec les entrées Histoire et violence et L’humain et ses limites. La permanence de la violence politique semble condamner toute utopie d’une fin (heureuse) de l’histoire. La crise écologique et l’avènement de l’IA interrogent les limites de l’humain. 

 

En Économie-Gestion :

  • Remarque : la question sur la convergence des intérêts et des états permet à PA CHALENDAR de définir clairement la notion de souveraineté économique. Un extrait vidéo de 30 secondes permettra aux élèves et aux étudiants de s’approprier par l’écoute cette notion et de la distinguer de celle de l’autonomie et de l’indépendance totales….notions souvent confondues par les élèves. 

  • En 1ère Management Thème 3 Les choix stratégiques des organisations. Question 3.1. du programme « Quelles options stratégiques pour les entreprises ? », permettant notamment de traiter des choix portant sur les maillons de la CV que l’entreprise souhaite maîtriser. 

  • En Terminale Management Thème 3 Les organisations et la société. Question 3.1. du programme « Les organisations peuvent-elles s’affranchir des questions de société ? » permettant de montrer que l’action d’une entreprise peut soulever des questions d’ordre éthique (notamment au regard des enjeux politiques d’un pays)

  • En 1ère économie Thème 1 Quelles sont les grandes questions économiques et leurs enjeux actuels ? Partie I.3. « Les échanges économiques » avec les notions de spécialisation des producteurs et des pays. 

  • En terminale économie Thème 6 Comment l’état peut-il intervenir en économie ? Partie VI.1 « L’intervention de l’état », Partie VI.3 « Les politiques économiques de l’État et de l’Europe »

  • En terminale économie Thème 8 Comment organiser le CI dans un contexte d’ouverture des échanges ? Partie VIII. 1 « Les transformations du commerce mondial » et Partie VIII.3 « Une organisation mondiale pour gérer les différends entre États dans les échanges internationaux »

  • En BTS « Culture Économique, Juridique et Managériale » avec le thème 1 « L’intégration de l’entreprise dans son environnement » et plus particulièrement la question 1 « Comment s’établissent les relations entre l’entreprise et son environnement économique ? ». Avec le thème 2 « La régulation de l’activité économique » et plus particulièrement la question 1 « Quel est le rôle de l’état dans la régulation économique ? ». Avec le thème 6 « Les choix stratégiques de l’entreprise » et plus particulièrement la question 2 « Quels sont les choix stratégiques opérés par l’entreprise ? », notamment la compétence « Analyser la pertinence des choix stratégiques ». 

 

Quelques ressources complémentaires

  • Pierre-André de Chalendar, invité de l’Hémicycle au Rencontres d’Aix :

           https://www.youtube.com/watch?v=qM1Sf4E_XQo

  • Christophe Lavialle, Repenser le travail et ses régulations, Presses universitaires François-Rabelais, 2012. Le travail en question : XVIIIe-XXe siècles, Presses universitaires François-Rabelais, 2012.

  • Florence Smits, La géographie de la France, Hatier, 2011.

  • Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Champs-Flammarion, 2018.

  • Robert Kagan, La puissance et la faiblesse, Plon, 2003.

  • Sylvie Matelli, géopolitique de l’économie

https://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/geopolitique-de-l-economie-9782212572971/

  • La page proposée par le site de l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) avec de nombreux articles faisant le lien entre stratégies des entreprises et géopolitique

https://www.iris-france.org/programmes/geopolitique-et-entreprises

 

  • Une petite vidéo de 5 minutes, pouvant être divisée en plusieurs parties avec la réponse à ces questions (entre 1mn et 1mn30 par question traitée)

  • Quel est l’impact de la géopolitique sur la stratégie des entreprises

  • Dans le contexte du conflit russo-ukrainien, les entreprises sont-elles des instruments de guerre économique entre les états ? 

  • Dans un monde global où les grandes entreprises sont devenues internationales, ont-elles capté un plus grand pouvoir ? 

           https://www.youtube.com/watch?v=pysbwubZiis

 

 

 

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