De la fragmentation idéologique à la fragmentation économique ?

Replay de la conférence

J.M. Vittori rappelle la parution de l’ouvrage en 2006 du commentateur américain T. Friedman : La terre est plate. Après l’effondrement du communisme et l’entrée de la Chine dans le commerce international, il s’agissait de montrer que tous les pays allaient regarder dans la même direction : celle d’un monde ouvert sur les échanges. Cela s’est avéré faux. Quelques exemples - remontée des nationalismes, vote du Brexit, élection de Trump en 2016 (retour du protectionnisme), covid - montrent le retour des frontières. Un moment marquant : le vote aux Nations Unis du 12/10/2022 sur la condamnation de l’ invasion russe de l’Ukraine, la grande majorité des pays (143) ont condamné cette attaque, mais au niveau des populations représentées par ces blocs, c’est beaucoup plus partagé, le monde est idéologiquement déchiré. Il y a une fragmentation idéologique, est-elle liée à une fragmentation économique du monde ?

Intervenants :

  • Patrick ARTUS, Économiste, consultant.
  • Sylvie MATELLY, Économiste de formation, Directrice de l’Institut Jacques Delors
  • Alexandra DE HOOP SCHEFFER, Politologue, Senior Vice présidente German Marshall Fund of the US
  • Augustin DE ROMANET, Président directeur général du groupe ADP
  • Modérateurs/Modératrices : Jean-Marc VITTORI , Éditorialiste aux Échos

Compte-rendu

Par Sandrine Parayre, professeure de SES (académie d’Aix-Marseille) et Thomas Verhaeghe professeur d’HG (académie de Créteil)

Etat des lieux des fragmentations idéologiques et économiques : peut-on parler d’une « déglobalisation » ? 

Pour A. DE HOOP SCHEFFER, une idée très importante est que les gouvernements et les entreprises sont en quête d’une boussole stratégique (on ne sait pas dans quel monde on sera demain). Ces fragmentations se marquent par une double polarisation : à la fois interne et politique à nos sociétés mais aussi du point de vue international et géopolitique. Il y a un effet miroir : la reconfiguration du paysage politique en Europe reflète la recomposition de l’ordre international. Et cette double polarisation s’autoalimente : le jeu d’alliances politiques à l’interne se joue aussi à l’international : tout est en reconfiguration. L’Inde, la Chine, la Turquie, le Qatar (qui veut jouer un rôle d’intermédiaire pour la négociation de paix entre Russie et Ukraine) veulent jouer un rôle nouveau dans l’ordre mondial, et les européens sont pris en étau entre les États-Unis et ces puissances montantes. 

Pour S. MATELLY les années 1990 ont été celles d’une « mondialisation heureuse » et les économistes ont laissé de côté les questions géopolitiques, le raisonnement économique ceteris paribus, était déconnecté du contexte politique. Le lien et le sens de causalité entre les fragmentations idéologiques et économiques est très complexe à déterminer. De nombreux éléments se sont entremêlés. Du côté de la fragmentation économique, il n’y a pas de déglobalisation au sens où il y aurait moins de flux commerciaux. Ces derniers stagnent (à cause des incertitudes) mais ils demeurent et les pays ont largement profité de toutes ces interdépendances et notamment des matières premières fournies. C’est le commerce international qui a permis le développement des entreprises internationales et le retour en arrière semble impossible. Pour les défis du XXIème (changement climatique) on a besoin d’innover et d’être interconnectés. Il n’y a pas de déglobalisation mais un retour des États. Dans les années 1980, les États ont été plus libéraux et ont incité les entreprises à rechercher des gains à l’échange. Cela a conduit à l’émergence de nouvelles puissances qui veulent peser politiquement à partir des années 1990. Les puissances traditionnelles ont répondu par un retour des États stratèges, qui renforcent les enjeux géopolitiques et les fragmentations économiques avec le concept américain de mondialisation des amis (friend shoring): commercer uniquement avec ses alliés. 

Pour A. de ROMANET si l’économie se définit par sa vocation à répondre aux besoins des humains, ce sont les questions démographiques qu’il faut regarder en premier lieu. Dans les 25 prochaines années la population mondiale augmentera de 1,4 milliard de personnes et ce sera le fait à 95% de personnes d’Afrique (64%) ou d’Asie (31%). La mondialisation sera donc celle d’humains de plus en plus nombreux dans les pays en développement qui auront des besoins en biens, et de plus en plus âgés dans les pays développés qui auront des besoins de services et seront dotés d’une forte épargne. La mondialisation des marchés de capitaux va devoir permettre l’allocation entre épargne et investissement pour ces deux catégories de pays. La mondialisation a déjà connu des chocs (guerres mondiales). Mais la mondialisation n’est pas en danger, grâce à la globalisation de l’information. Tocqueville avait défini la démocratie comme l’égalisation des conditions, et c’est ce qui s’est produit. Depuis internet, nous avons une égalisation des aspirations dans le monde qui va conduire les politiques à ne pas pouvoir résister au contournement par les agents des obstacles à la mondialisation (liés aux peurs, aux nationalismes). Par exemple l’embargo contre la Russie devait fortement réduire sa croissance, or elle est de 4% par an. Il y a un détournement des flux de commerce de l’Europe vers la Russie via les États en « stan », comme le Kazakhstan. Les exportations de produits techniques électroniques de l’Europe vers le Kazakhstan, et de celui-ci vers la Russie ont été multipliées par 4, les sanctions contre la Russie sont contournées. Il y a des raisons d’être pessimiste sur la politique pour assurer la cohésion sociale à moyen terme mais aussi d’être optimiste à long terme, où les besoins des hommes des PED vont structurer l’économie mondiale. L’économie peut supplanter le politique.

Pour P. ARTUS, on constate des fragmentations idéologiques et politiques: par exemple si on distingue deux groupes de pays selon le vote aux Nations Unies quant à la résolution contre la Russie, on voit que les flux commerciaux augmentent plus vite entre les pays qui ont voté de la même manière. Le protectionnisme semble avancer, 400 mesures protectionnistes en 2017 et environ 2500 aujourd’hui. Mais les chiffres disent aussi que le commerce international évolue à peu près comme le PIB mondial (alors qu’il augmentait beaucoup plus vite que le PIB mondial jusqu’en 2007), et que le commerce international de services (7%/an) augmente désormais plus vite que celui des biens (2%). Or les échanges de services ne concernent pas les mêmes pays (ces échanges concernent l’Inde, l’Europe les EU). En fait, le commerce mondial ne freine pas globalement. D’un autre côté, la participation aux chaines de valeurs globales (part des biens qui sont produits partiellement dans plusieurs pays) est de 49% aujourd’hui et continue d’augmenter. Il n’y a pas vraiment d’effet négatif de la segmentation idéologique sur la segmentation globale des chaines de valeur et le commerce international. Il y a une exception : les investissements directs vers la Chine sont tombés à 0 (400 milliards de $ en 2022). Il y a donc une aversion forte pour l’investissement en Chine mais ces flux globaux ne baissent pas, ils vont vers d’autres émergents : Inde, Europe centrale, Asie du sud-est et quelques pays d’Amérique du sud.

Il faut aussi faire une grande différence entre les EU et l’Europe : meilleure démographie et croissance des États-Unis dont le poids croît alors que celui de l’Europe décroît, de plus les EU sont de gros emprunteurs face au reste du monde. Il n’y a pas de déglobalisation financière globale (sauf vers la Chine). 

Conséquences pour les entreprises des fragmentations idéologiques :  l’exemple du transport aérien

A. de ROMANET affirme que ces fragmentations idéologiques ont des impacts forts à court terme : plus aucun acteur ne fait d’investissement aéroportuaire en Chine, contrairement à l’Inde. Les entreprises comme les aéroports, (qui sont souvent des concessions), sont des enjeux géopolitiques forts pour les États. Par exemple, il y a actuellement une compétition mondiale entre les pays pour avoir les HUB (plate-forme de correspondance aéroportuaire) les plus puissants. La Turquie vient de construire un immense nouvel aéroport à Istanbul, l’Inde en construit aussi de nombreux et a commandé l’année dernière 500 avions (autant que sa flotte d’il y a 5 ans). L’aviation va représenter un enjeu technologique majeur, l’objectif du secteur de 0 émissions nettes de carbone en 2050 n’est pas assuré, et pourtant ce secteur est destiné à croître, les classes moyennes vont vouloir voyager, notamment dans les pays émergents...

Pour A. DE HOOP SCHEFFER ce sont les enjeux de sécurité nationale qui vont définir la politique économique des États et la sécurité économique est un enjeu de sécurité nationale. Le secteur privé est, et sera, de plus en plus contraint dans ses décisions d’investissement, de stratégie par les intérêts politiques : c’est le safe over cheap (la sécurité avant le profit pas cher). Au lieu d’aller chercher ce qui est le moins cher on va vers le plus sûr. Les entreprises essaient de prévoir le coût et les risques  extra financiers pour leurs stratégies à venir, et pour cela, il faut articuler le court et le long terme, qui fait intervenir la géopolitique. 

P. ARTUS insiste sur les conséquences de la démographie sur la structure du commerce international. Par exemple la chute prochaine de la population chinoise (division par deux) va transformer la stratégie économique, qui ne pourra plus reposer sur la demande intérieure, mais devra se fonder à nouveau sur ses exportations. Or, à l’exportation, la Chine a déjà de nombreux secteurs en surcapacité de production par rapport à la demande mondiale ! Cela va donc entrainer un conflit géopolitique et économique avec les autres nations pour les parts de marché. Les entreprises doivent anticiper les effets de ces conflits, notamment sur l’accès des produits chinois aux marchés intérieurs américains et européens. On peut anticiper des droits de douane plus élevés (sur les batteries électriques les voitures chinoises). Il va être plus compliqué de faire du commerce avec la Chine. 

S. MATELLY a ajouté le rôle de la société civile et de sa polarisation entre les progressistes et les conservateurs comme autre acteur de ces fragmentations. In fine dans la compétition mondiale plus forte pour la main d’œuvre qualifiée sur la planète, le consommateur et le travailleur qualifiés voudront s’installer dans des pays démocratiques, avec des services d’éducation, d’infrastructures développés pour la population. La question démographique va recomposer la mondialisation et sa géopolitique. La société civile aspire partout dans le monde à peu près aux mêmes choses : consommation, santé, éducation. A. de ROMANET montre que les migrations seront des opportunités économiques, par exemple des indiens pour s’occuper des personnes âgées dans les EHPAD. P. ARTUS propose de revenir sur le risque non négligeable de conflit intérieur et d’explosion sociale dans les sociétés très inégalitaires.

A. DE HOOP SCHEFFER conclut en montrant que ces polarisations réduisent le temps politique et appauvrissent le débat politique. L’hyperpolarisation rend le système politique imprévisible (par exemple aux États-Unis). Les entreprises doivent donc regarder sur le temps long les constances pour établir leurs stratégies.

Pistes d'exploitation pédagogiques

  • En SES on peut utiliser le retour de la géopolitique comme un déterminant du débat libre échange protectionnisme dans le programme de terminale.

Quelques ressources complémentaires

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