Comment mesurer et intégrer les risques géopolitiques dans les activités des entreprises

Replay de la conférence

Le retour de la géopolitique (guerres, polarisation du monde, etc) s'accompagne de risques, qui sont à l'origine d'incertitudes que doivent prendre en compte les entreprises. Quels outils permettent de mesurer ces risques ? Les entreprises peuvent-elles intégrer ce type particulier de risques dans leur activité ? Est-ce que les entreprises sont armées face aux risques géopolitiques ?

Intervenants : 

  • Bertrand BADIE, universitaire et politiste français spécialiste des relations internationales ;

  • William DE VIJLDER, directeur de la Recherche Économique du Groupe BNP Paribas ;

  • Séverine ADAMI, directrice financière et de Air Liquide.

  • Modérateurs : Laura SGAMBATI, professeure de SES (académie de Strasbourg) ; Adinel BRUZAN, IPR de Philosophie (académie de Montpellier).

Compte-rendu

Compte-rendu réalisé par Laurent SEPIO, professeur de SES (académie de Clermont-Ferrand) et Boris LITOT, professeur de philosophie (académie de Montpellier).

QUELS OUTILS POUR MESURER LES RISQUES ?

Bertrand Badie souligne que le terme "géopolitique" est une notion polysémique. Par géopolitique, on entend toutes les rivalités de pouvoir sur ou pour un territoire. Mais aujourd'hui, le monde est plus complexe. D'une part, il n'est plus « géo » car le numérique dépasse les frontières, rendant caduque l'idée de territorialité qui avait présidé à l'élaboration de la notion de géopolitique au XIXème siècle et, d'autre part, il n'est plus « politique » car le politique est soumis aux dynamiques sociales. Ainsi, dans ce contexte, marqué par cet enjeu de l'appropriation sociale de l'événement et du politique, les stratégies sont beaucoup plus difficiles à élaborer, par un effet de multiplication des médiatisations. William De Vijlder rebondit sur le propos et met en avant le mot-clef pour les prochaines années : le mot « exposition ». Dans le monde actuel, on s'interroge en tant qu'entreprise sur son exposition aux risques. Les économistes tendent de répondre à cette question de l'exposition dans les projections du chiffre d'affaires de l'entreprise. Le but est de gérer l'incertitude. Cette dernière peut être temporaire ou de nature pérenne ce qui nécessite des stratégies différentes. Dans le cas de l'incertitude pérenne, il y a un coût d'opportunité de ne pas réagir. Séverine Adami illustre le « management du risque » dans une entreprise comme Air Liquide. Air Liquide est leader mondial des gaz, technologies et services pour l’industrie et la santé. Présent dans 60 pays avec 66 300 collaborateurs, le groupe sert plus de 4 millions de clients et de patients. L'entreprise fournit des gaz industriels dans de nombreux secteurs de l'économie (énergie, etc) et, de ce fait, le groupe est ainsi exposé à une variété de risques. Il est donc important d'être capable de mesurer ces risques afin de garantir la sécurité de l'ensemble des parties prenantes et de stabiliser l'avenir de l'entreprise. Par exemple, s'il existe un risque de fiabilité de certains fournisseurs qui peuvent devenir difficiles d'accès, alors l'entreprise a plusieurs solutions : soit elle demande au fournisseur de produire dans une autre entreprise, soit elle se met en contact avec un autre fournisseur. Cette capacité de mesurer les risques va être important dans les décisions d'investissement.

 

QUELLE INTEGRATION DANS L'ACTIVITE DES ENTREPRISES ?

William De Vijlder évoque l'instrumentalisation de l'entreprise à des fins géopolitiques comme dans le cas du protectionnisme. Le pic de la mondialisation était autour de 2010. Depuis, les mesures protectionnistes sont beaucoup plus nombreuses que par le passé. Les économistes déplorent que le protectionnisme soit devenu un instrument politique, utilisé pour la géopolitique, car cela, outre que le protectionnisme est un instrument sans coût politique (il ne fait pas baisser la popularité du président D.Trump Jr pendant son mandat par exemple), il masque d'autres enjeux comme celui de l'euro comme monnaie de réserve mondiale sur le modèle de ce qu'est aujourd'hui le dollar (cela aurait un impact plus désirable que tout protectionnisme). Bertrand Badie parle de la globalisation comme phénomène irréversible, il n'y a pas de démondialisation possible : c'est une « revanche de l'humain sur le citoyen ». Il y a pour autant des comportements sociaux du fait de la peur de la mondialisation qui provoque des phénomènes de rétractations sociales et le trumpisme a été le premier mouvement dans ce sens. L'enjeu nouveau est l'adaptation de l'Etat à la mondialisation. Il est nécessaire de passer de l'Etat-structure à l'Etat-fonction qui doit faire l'arbitre entre les acteurs économiques et qui doit être capable de gérer les risques globaux. La difficulté inhérente à ce passage est de diminuer sa souveraineté, car ces risques globaux nécessitent une intervention internationale. Séverine Adami évoque la situation de l'entreprise Air Liquide au sujet de la guerre en Ukraine. L'entreprise s'est désengagée de ses investissements envers la Russie depuis ce conflit. Les sanctions internationales vont modifier les décisions des entreprises. Les entreprises peuvent mobiliser des fonds, via leurs fondations, pour agir pour la « bonne » cause, celle qui sera juridiquement aceptable et éthiquement valorisable.

 

EST-CE QUE LES ENTREPRISES SONT ARMEES FACE AUX RISQUES GEOPOLITIQUES ?

Séverine Adami précise que les entreprises sont aujourd’hui plus attentives aux risques géopolitiques. De par sa nature imprévisible, la clef est de faire preuve de résilience et d'agilité pour une entreprise pour faire face aux risques dans un monde désormais vuca (acronyme américain pour un monde où règnent la volatilité, l'incertitude, la complexité et l'ambiguïté). A. Adami développe la notion de  « risque d'image » qui contraint les entreprises comme Air Liquide. Par exemple, commercer avec la Russie en situation actuelle peut avoir des effets délétères sur l'image de l'entreprise. Trois choses sont importantes dans la manière d'agir pour une entreprise : il faut agir de manière responsable (penser à la sécurité des parties prenantes) ; agir de manière transparente ; agir en conformité avec les réglementations et sanctions en rigueurs. William De Vijlder souligne le coût économique à l'ambiguïté. Par exemple une banque sera moins encline à prêter si le projet manque de projection. Il faut donc être capable d'estimer l'exposition. Lorsque les expositions aux risques sont élevées, le risque de défaut est plus élevé. Un nouvel enjeu est aussi de prendre en compte les réseaux sociaux aujourd'hui dans la communication pour les entreprises, car ce qui s'y dit impacte leur image dans un jeu complexe. Bertrand Badie conclut le propos en trois points. D'abord, si quelque chose est imprévisible c'est parce qu'on ne regarde pas au bon endroit (désertification du Sahel par exemple). Ensuite, il faut considérer que derrière toutes les actions politiques, il y a des conséquences sociales, économiques et culturelles qui rendent difficiles à maîtriser les risques. Il s'agit donc d'adopter une stratégie interprétative, herméneutique. Enfin, l'Etat doit se moderniser en devenant cet agent de la sécurité globale, attentif, comme les entreprises, au sept insécurités fondamentales listées par le PNUD de Koffi Hannan en 1994.

 

CONCLUSION

Face aux chocs géopolitiques, il est nécessaire pour une entreprise d'anticiper et d'être capable de mesurer son « exposition ». L'Etat doit se moderniser pour accompagner les acteurs économiques et changer son périmètre d'action, malgré l'enjeu de souveraineté.

Pistes d'exploitation pédagogiques

En SES : nous pourrons aborder ce questionnement dans le chapitre de première intitulé "Comment les entreprises sont-elles organisées et gouvernées ?". Il est possible de comprendre le cycle de vie d’une entreprise et plus particulièrement sa disparition si elle n'anticipe pas son exposition. On pourra évoquer avec les élèves la notion de responsabilité sociale de l'entreprise comme l'entreprise Air Liquide dans un contexte de guerre.

En philosophie : nous pourrons aborder ce questionnement en enseignement de tronc commun avec la notion de travail et de technique, sous l'axe de la morale et de la politique: l'Etat est-il l'allié ou l'adversaire de l'entreprise? L'entreprise peut-elle appeler l'Etat à son secours dans un monde marqué par la dérégulation? La querelle libérale sur le périmètre de l'Etat (structure ou fonction ici: Hayek, Ayn Rand, Marx, Hobbes, Rousseau par exemple). En ce sens, la mondialisation est-elle la dernière contradiction du libéralisme (protectionnisme) le moment de crise dans lequel doivent se repenser les rapports entre les personnes, ou entre les personnes et les choses? Quid de l'illibéralisme? Quel lien avec l'expansion du vote d'extrême droite?  Ou enfin: l'exposition n'est-elle pas le signe d'une nature vulnérable de toute entreprise? À prolonger en spécialité HLP premières sur la rhétorique (voir celle de B.Badie, et les questions de la salle en fin d'entretien, qui renvoient les intervenants issus de l'entreprise à l'image de leur entreprise) et en terminale HLP l'humain et ses limites: comment penser des limites morales au commerce ?

Quelques ressources complémentaires

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