Faisant état du montant considérable des dépenses occasionnées par la tournée de concerts de Taylor Swift, le président de la Fed de New York estime qu’elles pourraient avoir un effet sur la croissance américaine (Capital & AFP 2023). Ce qui peut paraître à certains comme un événement anecdotique est l’occasion de s’interroger sur la nature d’un phénomène, la croissance, au cœur des réflexions, de théorie et de politique économiques... et du programme de SES en terminale !
Introduction
Croissance économique et développement
Jean-Luc Gaffard*
La croissance économique, souvent présentée dans sa dimension quantitative – l’augmentation du produit intérieur brut – est en réalité le fruit de changements qualitatifs que d’aucuns appellent le développement. C’est à cette aune qu’il convient de traiter des facteurs de la croissance, du rôle que joue le progrès technique, de l’influence des institutions, des limites rencontrées, liées notamment aux contraintes environnementales. Ces questions ne sont pas sans liens les unes avec les autres.
À propos des facteurs de la croissance
Généralement le capital, le travail, les ressources naturelles, les connaissances scientifiques et techniques apparaissent comme étant les facteurs de la croissance. Il serait plus précis de dire que ce sont là des facteurs de production dont l’augmentation avec le temps caractérise la croissance de l’économie. Pourtant, il semble réducteur de s’en tenir à ce constat, tout autant qu’il serait réducteur d’analyser la croissance de l’être humain en se référant à l’augmentation de son poids et de sa taille. Aussi devrait-on considérer la croissance économique à l’aune de ce qu’est la croissance de l’être humain, c’est-à-dire, comme un phénomène physiologique.
Se saisir de cette question, celle de la nature du phénomène de croissance, convie à se rapporter à l’histoire économique. Le fait majeur à l’origine de la croissance au tournant des 18ème et 19ème siècle en Europe occidentale est l’introduction de l’organisation industrielle fondée sur la spécialisation et la division du travail. C’est elle qui va permettre d’élargir le nombre et la variété des biens capitaux fixes, plus fondamentalement de rendre possible une utilisation plus intensive du capital, du travail, des ressources naturelles et des connaissances scientifiques et techniques. La révolution industrielle est d’abord une révolution organisationnelle avant d’être une révolution technique. C’est elle qui justifie l’introduction de machines dont la conception est issue de la révolution de la pensée scientifique. Elle implique de geler des fonds d’un montant élevé, ce que rend possible le développement des marchés financiers et des banques d’affaires.
L’économie est alors caractérisée par des gains importants de productivité qui vont de pair avec une forte augmentation des volumes produits qui n’engendre pas d’elle-même une augmentation comparable de la demande. Aussi l’une des dimensions historiques de la croissance est-elle de reposer progressivement sur la distribution d’une partie des gains de productivité en salaires qui, loin d’être seulement des coûts, alimentent la demande de biens et services.
À propos du progrès technique
Les calculs effectués de la contribution des différents facteurs de production à la croissance globale révèlent que la plus grande part n’est attribuée, ni au capital, ni au travail, mais à ce que l’on va appeler le résidu qui n’est autre le progrès technique. L’attention s’est alors portée sur les sources de ce progrès technique. Ont ainsi été retenus, notamment, l’apprentissage par la pratique, l’accumulation de capital humain, la mise en œuvre de nouveaux biens d’équipement munis de nouvelles technologies éventuellement concomitante de l’abandon des anciens, ce que l’on appelle le processus de destruction créatrice. Ce sont là autant de formes du progrès technique qui répondent à des choix économiques. Elles ne sont pas plus explicatives de la nature du progrès technique que ne le sont les facteurs de production de la nature de la croissance.
Aller plus loin suppose de revenir sur la nature de la croissance dans l’économie moderne. L’organisation industrielle, qui en est la véritable source est, non seulement, à l’origine d’une plus grande efficacité dans l’usage des ressources existantes, y compris les connaissances scientifiques et techniques, mais aussi de ruptures récurrentes avec l’état de choses existant, autrement dit de l’innovation, de la quête de nouveaux produits, de nouvelles méthodes de production, de nouvelles ressources naturelles, de nouveaux marchés, de nouvelles formes d’organisation de la vie industrielle. Le progrès technique apparaît indissociable d’un processus de destruction créatrice qui est dans la nature de l’organisation industrielle. Ce qui n’est pas sans susciter des fluctuations de l’activité économique et de l’emploi, ce dont rend compte le débat récurrent sur la relation entre progrès technique et chômage.
À propos des institutions
Le souci d‘expliquer le progrès technique en se référant à des incitations conduit à s’interroger sur le rôle des institutions qui encadrent les comportements d’investissement. Deux d’entre elles sont souvent mises en avant : celles qui sont à la source du droit de propriété et celles qui sont à la source de droit de la concurrence. Il s’agit, d’un côté, de stimuler les efforts individuels en permettant à chacun d’être rémunéré pour ses actions, de l’autre côté, de veiller à ce que chacun puisse faire valoir ses idées et compétences et participer au jeu du marché. Les institutions qualifiées d’inclusives qui le permettent ont pour référence l’image de marchés parfaits, libres de toute forme de contrôle ou de prédation, qu’il s’agisse de marchés de capitaux, de marchés du travail ou de marchés des biens et services.
L’interrogation vient de ce que les marchés ne sont jamais parfaits. Cela tient avant toute chose à l’imperfection de l’information et à l’existence d’incertitude sur les conditions futures aussi bien technologiques que de marché. Aussi le problème pour les différents acteurs est-il d’acquérir les connaissances manquantes et de réduite les effets de l’incertitude. Les organisations, notamment les entreprises, existent pour faire face à ce problème. Elles mettent en œuvre des pratiques monopolistes qui rendent possible à chacune d’entre elles d’investir et d’innover. Elles bénéficient de continuité dans l’accès aux ressources financières auprès des banques et des actionnaires. Tout cela repose sur des institutions spécifiques qui ont une fonction de coordination entre les différents acteurs autant que de stimulation d’incitations individuelles.
À propos des limites de la croissance
Les principale limites de la croissance sont les limites écologiques liées à la fois à la rareté et de ressources non renouvelables et à de possibles catastrophes naturelles. Une première analyse fait état d’effets externes, en l’occurrence négatifs, qui tiennent au fait que les entreprises ne prennent pas en compte dans leur calcul économique les conséquences de leurs actions sur l’environnement. On en déduit qu’il faut internaliser ces effets en imposant des réglementations et des taxes ou en créant un marché des droits à polluer qui ont comme conséquence de peser sur les coûts de production et sur les prix et de préserver la nature en limitant ou en réorientant la croissance. Parallèlement, le progrès technique est censé contribuer à cette préservation en permettant de substituer du capital aux ressource naturelles, des technologies propres à des technologies sales en diminuant le coût des unes vis-à-vis de celui des autres.
Pourtant il faut se garder de croire dans la solution de substitution. Il y a plusieurs raisons à cela. Les ressources naturelles sont plus complémentaires que substituables des autres facteurs de production. S’il est vrai que de nouvelles technologies permettent de consommer moins de ressources par unité de produit, leur efficacité accrue va de pair avec un accroissement de la demande aboutissant à une augmentation de la consommation de ressources. De fait la contradiction entre croissance et environnement est irréductible. Il faut s’y adapter.
L’enjeu est de concilier la croissance économique, qui a permis la hausse des niveaux de vie, et l’exigence de sobriété. Le principal acteur, dans une économie de marché, est l’entreprise qui doit décider de l’investissement. Celle-ci n’est pas réductible à l’individu à la recherche du profit et ayant le goût du risque. Elle à la confluence d’intérêts multiples, ceux des managers, des salariés, des banquiers ou des actionnaires, des clients et fournisseurs, voire des concurrents que lient entre eux des relations de marché et hors marché. Elle doit effectuer des investissements, sans doute massifs, porteurs de sobriété dans l’usage des ressources, dont la durée de gestation est longue en regard de conditions futures de marché difficiles à cerner. Elle peut s’y engager s’il existe une conjonction des différents intérêts coalisés en son sein, s’il y a une commune projection à long terme des différents acteurs. Cette projection prend la forme de coopérations entre entreprises complémentaires mais aussi concurrentes, autrement dit de pratiques monopolistes. Elle prend également la forme d’emplois réguliers qui favorisent l’apprentissage et de la patience des détenteurs de capitaux qui acceptent les pertes initiales en raison des profits futurs, ce qui se traduit par la continuité du financement bancaire et la stabilité du cours des actions. Tout cela est révélateur de l’importance du Droit, des lois et des contrats, des décisions de jurisprudence.
La croissance n’est pas qu’une affaire d’offre. C’est aussi une affaire de demande. Elle est rythmée par des ruptures successives génératrices de fluctuations qui la rende instable. Les institutions qui en assurent la résilience conditionnent la viabilité et l’acceptation sociale de changements structurels qui sont dans la nature de ce qu’il faut bien appeler le développement.
Extraits de textes
« La division du travail semble être à l'origine de la plus grande amélioration des capacités de production du travail et de la plus grande partie de l'habileté, de la dextérité et du jugement avec lesquels il est dirigé ou appliqué (…) Pour prendre un exemple d'une fabrication très insignifiante, mais dans laquelle la division du travail a très souvent été remarquée, le métier de fabricant d'épingles, un ouvrier non instruit dans ce métier (que la division du travail a érigé en métier distinct), ni familiarisé avec l'usage des machines qui y sont employées (à la conception desquelles la même division du travail a probablement donné lieu), pourrait à peine, peut-être, avec toute son application, faire une épingle en un jour, et ne pourrait certainement pas en faire vingt. Mais dans la manière dont cette activité est aujourd'hui exercée, non seulement, tout métier est un métier particulier, mais il est divisé en un certain nombre de branches dont la plus grande partie sont également des métiers particuliers (…) L'importante activité de fabrication d'une épingle est ainsi divisée en dix-huit opérations distinctes qui, dans certaines manufactures, sont toutes effectuées par des mains distinctes, bien que dans d'autres, le même homme en exécute parfois deux ou trois. J'ai vu une petite fabrique de ce genre où dix hommes seulement étaient employés, et où certains d'entre eux exécutaient par conséquent deux ou trois opérations distinctes. Bien qu'ils fussent très peu qualifiés mais indifféremment adaptés aux machines utilisées, ils pouvaient, à force d'efforts, fabriquer environ douze livres d'épingles par jour. Une livre contient plus de quatre mille épingles de taille moyenne. Ces dix personnes pourraient donc fabriquer plus de quarante-huit mille épingles par jour. Mais si elles avaient toutes travaillé séparément, elles n'auraient certainement pas pu fabriquer chacune vingt, voire une épingle par jour (…) L'augmentation considérable de la quantité de travail qu'un même nombre de personnes est capable d'accomplir par suite de la division du travail est due à trois circonstances différentes : d'abord, à l'accroissement de la dextérité de chaque travailleur particulier ; ensuite, à l'économie du temps qui est généralement perdu en passant d'une sorte de travail à une autre ; enfin, à l'invention d'un plus grand nombre de machines qui facilitent et abrègent le travail, et permettent à un homme de faire le travail de beaucoup d'autres. Adam Smith (1776), An Inquiry in the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Reed. [1976] R.H. Campbell and A.S. Skinner [eds], Oxford, Clarendon Press, volume 1, p. 13-17.
« L’industrie moderne devait nécessairement évoluer vers la régularité, précisément à cause de ce trait caractéristique sur lequel j’ai longuement insisté : sa dépendance à l’égard de l’emploi des capitaux fixes. Ce nouveau mode de production ne pouvait être rentable que si l’on maintenait l’équipement durable en état de marche. Pour ce faire il fallait que son organisation fût plus ou moins permanente et qu’une main d’œuvre plus ou moins stable lui fût rattachée pour le faire fonctionner. Cela entraînait des conséquences de toute première importance à la fois sur le plan social et sur le plan économique » John Richard Hicks (1969) Une théorie de l’histoire économique, Paris, Le Seuil, p. 165. Traduction française de Hicks J.R. (1973): A Theory of Economic History, Oxford, Clarendon Press.
« Le capitalisme constitue, de par sa nature, un type ou une méthode de transformation économique, et non seulement il n’est jamais stationnaire, mais il ne pourrait jamais le devenir. Or ce caractère évolutionniste de processus capitaliste ne tient pas seulement au fait que la vie économique s’écoule dans un cadre social et naturel qui se transforme incessamment et dont les transformations modifient les données de l’action économique ; certes ce facteur est important, mais bien que de telles transformations (guerres, révolutions etc.) conditionnent fréquemment les mutations industrielles, elles n’en constituent pas les moteurs primordiaux. Le caractère évolutionniste du régime ne tient pas davantage à un accroissement quasi automatique de la population et du capital, ni aux caprices des systèmes monétaires – car ces facteurs, eux aussi constituent des conditions et non des causes premières. En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste ». Joseph Alois Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot p. 116. Traduction française de Schumpeter J.A. (1941) : Capitalism, Socialism, and Democracy, New York, Harper & Row.
Université Côte d’Azur, OFCE Sciences-Po, Institut Universitaire de France*