Le délitement du lien social est lié à de multiples facteurs.
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La montée du chômage et de la précarité remet en cause le lien social
Les sociétés modernes accordent au travail une place centrale autour de laquelle s’articulent de nombreux avantages : des revenus permettant de consommer, des droits sociaux (couverture maladie…), des liens communautaires (collègues de travail…). La montée du chômage dans les années 1980 et l’apparition d’un chômage de masse remettent en cause l’intégration par le travail. On parle parfois de chômage d’exclusion lorsque les individus connaissent le chômage de longue durée (plus d’un an) et que leurs chances de retrouver un emploi diminuent. Les individus perdent un support essentiel du lien social et se sentent inutiles dans la société.
D’autre part, la sécurité de l’emploi est remise en cause par l’accroissement de la précarité. On constate en effet une augmentation des salariés en Contrat à Durée Déterminée (CDD) ou en intérim qui ne peuvent être assuré d’être protégé durablement contre le chômage. D’autres individus vivent aussi difficilement leur relation à l’emploi lorsqu’ils ont été contraints d’accepter un temps partiel non choisi ou qu’ils sont soumis à du chômage partiel. Ces situations de sous-emploi insécurisent les individus et les liens professionnels sont parfois remis en cause.
2. L'instabilité familiale peut engendrer un affaiblissement du lien social
La famille est une instance majeure de la socialisation primaire et des solidarités. Elle apporte aux individus un soutien lors des moments difficiles. Cependant, elle est soumise à plus d’instabilité : baisse des mariages et augmentation des séparations, diminution de la taille des familles, éloignements géographiques de ses membres. Ces changements nécessitent de reconsidérer les liens sociaux anciens. L’instabilité des couples par exemple fait augmenter la part des modèles alternatifs à la « famille traditionnelle ». Ainsi les familles recomposées ou monoparentales représentent près d’une famille avec enfant sur trois aujourd’hui. Ces ruptures entraînent alors parfois des changements de résidence, une perte des réseaux amicaux ou de voisinage, un isolement de certains membres de la famille qui fragilisent l’individu et lui font perdre des éléments essentiels de ses supports relationnels.
3. La spirale de la pauvreté remet en cause le lien social
Le manque de ressources financières (liées aux instabilités professionnelles ou à l’affaiblissement des aides d’assurances sociales) constitue un handicap dans la mesure où l’individu n’est plus capable d’accéder à un niveau de consommation conforme aux modes de vie habituels de la société. Il est exclu de la consommation et peut aussi s’isoler de ses semblables. D’autre part, ses possibilités d’emprunter sont réduites, il ne pourra pas accéder à la propriété immobilière, par exemple, tant qu’il n’aura pu fournir à sa banque la preuve d’un emploi stable.
4. Développement d’une ségrégation sociale et spatiale
La ségrégation désigne la mise à l’écart intentionnelle d’un groupe social. La figure emblématique est celle du ghetto religieux ou ethnique. Plus largement, toute forme de regroupement spatial associant étroitement des populations défavorisées à des territoires délimités précis peuvent être source d’affaiblissement des liens sociaux. Ainsi, certains quartiers de banlieues défavorisées des grandes villes françaises concentrent des populations qui n’ont pas l’occasion de réussir socialement et scolairement. Ils sont maintenus dans un cercle vicieux et cumulatif d’inégalités dans lequel l’échec scolaire et le chômage se renforcent mutuellement. Ces populations sont souvent condamnées à une marginalité disqualifiante faisant courir le risque d’une scission dans la société entre ceux qui réussissent ou en ont l’espoir et ceux qui sont « destinés » à échouer, sans espoir d’intégration.
Vers une rupture du lien social : désaffiliation et disqualification sociale
Les sociologues contemporains montrent que l’exclusion est le résultat d’un processus qui fragilise les individus et amène à des ruptures du lien social plus ou moins durables.
Le sociologue Robert Castel montre ainsi que consécutivement à une rupture familiale et/ou professionnelle, un individu peut entrer dans une zone de vulnérabilité qui lui fait courir un risque important de désaffiliation sociale c’est-à-dire une absence de participation à toute activité productive, sociale et à un isolement relationnel. Par exemple, à la suite d’un licenciement un individu pourra vivre un parcours fait de dégradations de sa situation financière (perte de revenus), de logement (difficultés à payer son loyer), perte de relations sociales (refus d’invitation si on ne peut recevoir chez soi faute de moyens…).
Pour le sociologue Serge Paugam, certaines populations qui sont contraintes de recourir à l’aide sociale et entrent dans une relation d’assistance (bénéficiaires de minima sociaux par exemple), subissent l’épreuve d’un statut social dévalorisé. Elles sont, en effet, stigmatisées par le reste de la population car elles ne sont plus autonomes ou sont considérées comme frappées d’indignité. Elles prennent alors conscience d’être désignées comme « pauvres », « marginaux ». On parle d’une disqualification sociale car elles ne peuvent plus jouer le jeu attendu par la société (travail, autonomie, responsabilité…) à partir du moment où leur acceptation sociale n’existe plus.
Documents et exercices
Document 1. Précarité
« Tous ont un autre boulot et beaucoup enchaînent directement les deux, cinq ou six jours par semaine. Ça fait une semaine de 74 heures sans heures supplémentaires payées, debout tout le temps. Ils ne se plaignent jamais. Le refrain habituel est : « on s’y fait ».
J’ai déjà fait 74 heures par semaine, parfois pendant des mois, mais je ne dirai jamais que je m’y suis fait. Mon corps luttait sans cesse pour se reposer. (…) Quel est l’emploi qui à lui seul peut apporter à un individu un mode de vie confortable ? Et quand ces types ont payé pour toutes les choses qu’ils veulent, ils n’ont jamais le temps d’en profiter parce qu’ils sont toujours soit dans un restaurant soit dans un autre en train de jeter des hamburgers sur un grill. »
Iain Levison*, Tribulations d’un précaire, Liana Levi Editions, Piccolo, 2015
*Iain Levison est un romancier américain qui décrit les rouages d’une Amérique des précaires, ceux qui sont dans l’obligation de cumuler plusieurs emplois pour s’en sortir.
Questions :
Montrez que la précarité de l’emploi peut être source d’affaiblissement des liens sociaux.
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On voit ici que l’enchaînement de petits boulots mal payés aux Etats-Unis entraîne une multiplication des heures effectuées, fatigue, épuisement. Comment dans ces conditions garder des relations familiales stables, poursuivre des sorties entre amis, accepter des invitations. La précarité de l’emploi est une source d’affaiblissement des liens sociaux dans ces conditions.
Document 2. La fragilité
La fragilité des emplois est une autre tendance massive depuis trois décennies. En 1995, le sociologue Robert Castel publiait La Métamorphose de la question sociale, qui diagnostiquait une fragilisation accrue du statut salarial pour une frange plus grande de la main d’œuvre. Le chômage de masse, « l’intérim », la flexibilité des statuts (CDD), tout cela a rendu le travail plus incertain rompant avec le cycle précédent des Trente Glorieuses qui avait été une époque de stabilisation et de sécurisation de la main d’œuvre. Cette fragilisation de l’emploi épouse une tendance de fond de nos sociétés : la déstabilisation du lien salarial […]. Le parcours professionnel s’annonce plus chaotique. Pour beaucoup, la vie au travail sera faite d’alternance entre période d’activité et d’inactivité (chômage, formation, congé parental).
Jean-François Dortier, « Le travail en quête de sens », Sciences humaines n°210, décembre 2009
Questions :
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Pourquoi peut-on parler d’une fragilisation du statut salarial après les Trente Glorieuses ?
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Expliquez les conséquences concrètes pour l’individu de se retrouver sans emploi.
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- Depuis les années 1975, on observe deux phénomènes : la montée du chômage qui succède à une période de plein emploi et le développement de formes d’emplois instables, précaires (le modèle du CDI à temps complet s’estompe). Le statut salarial est fragilisé car il n’offre plus les mêmes garanties de stabilité que pendant les Trente Glorieuses.
- Sans emploi, un individu perd ses revenus du travail, perd une reconnaissance sociale et surtout une utilité. Il ne cotise plus et ne se couvre plus contre certains risques sociaux (vieillesse, retraite future). Des conséquences sur sa vie familiale et amicale peuvent se produire favorisant un processus de désaffiliation sociale selon Robert Castel.
Document 3. Perte de consistance de la famille
Dans ce sens, la perte de consistance de la famille en raison de la baisse de la fécondité, de l’éloignement des membres de la famille, du départ des enfants du foyer familial, de la baisse de taux de nuptialité, de l’augmentation des divorces et de l’accroissement des ménages à une personne conduit au fait que l’isolement est le signe d’un appauvrissement de ces supports et du rétrécissement des réseaux indispensables à son insertion relationnelle […]. De fait, la fragilisation de la famille est une famille sans collatéraux (…), et, surtout dans les milieux populaires, sans ouvertures sur les relations sociales et professionnelles […].
Olivier Gajac, « La notion de désaffiliation chez Robert Castel », Revue du MAUSS permanente, 28 octobre 2015
Questions :
1. Quelles ruptures familiales ce texte met-il en évidence ?
2. La famille est-elle en crise ?
Diminution des mariages, montée des divorces, augmentation des séparations, baisse du nombre d’enfants par famille, augmentation du nombre de personnes seules, éloignement des membres de la famille sont des indicateurs possibles de ruptures familiales qui conduisent, pour le moins, à la déstabiliser.
Pour autant la famille serait en crise si elle n’était plus en mesure de faire face aux attentes sociales. Elle est toujours l’instance de la socialisation primaire et offre à ses membres une sécurité et un soutien. Pour certaines familles, les changements évoqués dans la première réponse sont une source de déstabilisation : la pauvreté et les ruptures du couple peuvent ne plus permettre le bon fonctionnement familial.
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- Diminution des mariages, montée des divorces, augmentation des séparations, baisse du nombre d’enfants par famille, augmentation du nombre de personnes seules, éloignement des membres de la famille sont des indicateurs possibles de ruptures familiales qui conduisent, pour le moins, à la déstabiliser.
- Pour autant la famille serait en crise si elle n’était plus en mesure de faire face aux attentes sociales. Elle est toujours l’instance de la socialisation primaire et offre à ses membres une sécurité et un soutien. Pour certaines familles, les changements évoqués dans la première réponse sont une source de déstabilisation : la pauvreté et les ruptures du couple peuvent ne plus permettre le bon fonctionnement familial.
Document 4. Dans les quartiers ségrégués
Dans les quartiers ségrégués, les individus en âge d’être scolarisés sont souvent confrontés à l’image d’échec social donnée par les générations antérieures, qui peut les décourager de poursuivre leurs études. Ce phénomène tend à se propager car ces individus ont eux-mêmes moins de chances de trouver un emploi et participent à leur tour à la perception négative que les générations futures auront de l’éducation et du travail. Ce mécanisme est renforcé par le fait que les chances de réussite des élèves dépendent de la composition socio-économique de leur classe ou de leur quartier : la concentration d’élèves en difficulté peut mener à une augmentation de l’échec scolaire des autres élèves […].
Gobillon Laurent, Thierry Magnac et Harris Selod. « La ségrégation résidentielle : un facteur de chômage ? », Regards croisés sur l'économie, vol. 9, no. 1, 2011
Questions :
1. Mettez en évidence le cumul d’inégalités dont les jeunes des quartiers défavorisés semblent être victimes.
2. Proposez un schéma permettant de comprendre ces mécanismes.
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Dans certains quartiers, le cumul d’inégalités conduit à un cercle vicieux menant à l’exclusion. La réussite scolaire dépend de modèles de réussite, si ces modèles n’existent pas cela ne convainc pas de l’intérêt de l’école et conduit à un désinvestissement scolaire. Le manque de diplômes se paye cher au moment de la recherche d’emploi et conduit à la précarité (petits boulots) ou au chômage. Ceci renforce le sentiment d’exclusion et la mise à l’écart de la société diffusant en permanence des valeurs d’autonomie et de réussite sociale.
Exercice 1. Analyser ce document et répondez aux questions
Questions :
1. Présentez le calcul qui a permis de trouver 70,4 dans la première ligne du tableau.
2. A partir des données fournies dans ce tableau, montrez que la famille « traditionnelle » voit sa part (%) reculer en France entre 1999 et 2011.
3. Est-ce, selon vous, le signe d’une « crise » de la famille ?
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- La part des familles traditionnelles relève du calcul suivant : Nombre de familles traditionnelles / Ensemble de familles x100 = 5474/7774 x 100 = 70,4%
- La part des familles traditionnelles a diminué en France. Sa part s’est réduite de 4,6 points entre 1999 et 2011 selon l’INSEE. D’autres modèles familiaux progressent comme les familles monoparentales et recomposées.
- Il y a crise de la famille si elle n’assure plus ses missions essentielles. Le modèle traditionnel recule et d’autres modèles apparaissent. Ceci révèle une instabilité plus grande du couple parental, la montée du divorce et des séparations en sont l’illustration. La famille assure toutefois la socialisation des individus et reste le lieu privilégié des solidarités familiales même si les difficultés sont parfois plus grandes.