Dans la perspective du prochain sommet du G20, qui se tiendra à Séoul en Corée du Sud les 11 et 12 novembre, les chefs d'Etat et de gouvernement ont réaffirmé la volonté des grandes puissances économiques d’empêcher une dramatique « guerre des monnaies ». Afin de soutenir la croissance mondiale, pays développés et pays émergents se sont mis d’accord pour limiter les déséquilibres de leurs comptes courants et s'abstenir d'intervenir pour dévaluer leurs monnaies nationales, selon un communiqué publié à l'issue de deux jours d'intenses débats dans la ville de Gyeongju. « La reprise économique mondiale se poursuit, mais de façon fragile et inégale. Dans une économie et un système financier globalisés, des réponses non coordonnées conduiront aux pires résultats. Notre coopération est essentielle », soulignent ainsi les ministres des Finances et banquiers centraux, réunis afin de préparer le sommet du G20, dont les pays membres « vont prendre un ensemble de mesures visant à réduire les déséquilibres excessifs et à maintenir le déséquilibre de leurs comptes courants à des niveaux soutenables », selon ce texte.
La tentation des dévaluations compétitives en temps de crise
Les chefs d'Etat et de gouvernement européens ont également exhorté les grands pays à « éviter » une guerre des monnaies : l'Union européenne « souligne la nécessité d'éviter toutes les formes de protectionnisme et d'éviter d'engager des mouvements de taux de change visant à gagner des avantages compétitifs à court terme », selon la déclaration adoptée à l'issue du Conseil européen de Bruxelles. L’objectif de l’union monétaire, outre qu’elle participe naturellement de la poursuite de la construction européenne, visait notamment à en finir avec les dévaluations compétitives au sein du système monétaire européen, celles-ci étant génératrices de désordres monétaires et de tensions entre les Etats membres et se révélant incompatibles avec l’approfondissement du projet d’union politique. Les dévaluations compétitives consistent pour un pays à dévaluer la monnaie nationale sur le marché des changes afin de stimuler la compétitivité-prix des produits nationaux (les produits de ce pays deviennent moins chers à l’exportation), bien au-delà de ce que nécessiteraient les fondamentaux de l’économie : à ce titre, elles sont considérées comme une forme de protectionnisme déguisé et de stratégie non coopérative des Etats pour conquérir des parts de marché dans la concurrence mondiale par le recours à l’arme du taux de change au détriment des autres nations.
Dans un univers de forte mobilité des capitaux, la banque centrale peut en effet réduire ses taux d’intérêt dans le cadre d’une politique monétaire expansionniste, ce qui entraîne des sorties de capitaux, une dépréciation de la monnaie nationale et un accroissement des exportations, du PIB et de l’emploi. Naturellement, cet avantage compétitif s’annule lorsque les partenaires commerciaux mettent en œuvre la même stratégie souvent à titre de mesures de rétorsion… Il s’enclenche ainsi un processus de retour au protectionnisme généralisé qui produit inévitablement une contraction du volume des échanges. Depuis l’effondrement du système de Bretton-Woods (1944-1971), la finance globalisée s’est déployée dans un environnement de changes flottants (où les monnaies fluctuent librement entre elles) et de désordres monétaires qui ont renforcé la volonté européenne de construire un îlot de stabilité monétaire dans le cadre de systèmes de changes fixes (serpent monétaire européen dès 1972, puis système monétaire européen à partir de 1979). Il s’agissait de lutter contre les risques associés aux fluctuations des taux de change, propices souvent à des vagues de spéculation frappant les monnaies faibles (celles dont on anticipe la réduction tendancielle du pouvoir d’achat).
Le spectre du protectionnisme monétaire
Le spectre de la guerre des monnaies hante désormais les négociations internationales : en effet, le déchaînement de stratégies non coopératives des différents Etats pourrait briser les tentatives de meilleure coordination des politiques macroéconomiques à l’échelle mondiale, dont la crise de 2007-2009 a montré l’ardente nécessité afin d’assurer la stabilité du système monétaire et financier mondial. Durant les années 1980, les grands pays industrialisés avaient eu la volonté politique de se concerter afin d’atténuer les fluctuations du dollar : en 1985, les accords du Plazza avaient visé à atténuer l’appréciation trop forte du billet vert, tandis que les accords du Louvre en 1987 avaient permis d’enrayer une dépréciation trop importante de la monnaie américaine. Depuis les années 1970, les Etats-Unis utilisent en effet le « privilège du dollar », monnaie internationale dominante car principale monnaie de facturation des échanges, de réserve de change des banques centrales et de bouclage du système financier mondial, ce qui leur permet de financer leurs déficits « jumeaux » (soit le déficit du budget fédéral et celui de la balance commerciale) et d’échapper à la contrainte de rééquilibrage des déficits qui frapperait inévitablement tout pays qui ne disposerait pas d’une monnaie internationale. L’économiste français Jacques Rueff parlait de « déficit sans pleurs » pour désigner le déficit commercial américain, tandis que le secrétaire d’Etat au Trésor américain John Connally résumait le privilège exorbitant du dollar vis-à-vis du reste du monde par la formule ironique « le dollar c’est notre monnaie mais c’est votre problème ». C ette politique de « négligence bienveillante » vis-à-vis du taux de change du dollar avantage ainsi systématiquement les Etats-Unis. En effet, une dépréciation du billet vert stimule les exportations américaines et la production nationale, tandis qu’une appréciation réduit le coût des biens importés pour les ménages américains (notamment les matières premières) et renforce la capacité des grandes firmes américaines à déployer les investissements directs à l’étranger (IDE).
Toutefois, la montée en puissance des pays émergents dans la mondialisation renforce le polycentrisme monétaire et menace désormais clairement l’hégémonie du dollar dans les relations monétaires internationales. Le basculement du centre de gravité de l’économie mondiale vers l’Asie s’accompagne en effet de tensions monétaires grandissantes dans un contexte où la gouvernance mondiale peine à se matérialiser par des réalisations concrètes – les incertitudes qui pèsent sur la sortie de crise exacerbant encore la tentation du repli sur soi. La question des changes est pourtant fondamentale pour l’avenir de l’économie mondiale : actuellement, des quantités importantes de devises se déplacent soit pour être investies dans les pays à forte croissance (Brésil, Chine, Israël), soit pour se diriger vers des placements sûrs (Suisse), soit encore pour des raisons spéculatives (Japon), soit enfin parce que certains pays d'Asie ont fondé leur stratégie de croissance sur les exportations et accumulent d’énormes réserves de devises (2 447 milliards de dollars pour la Chine en juin 2010).
Un équilibre sino-américain facteur de tensions politiques
En effet, afin de poursuivre un développement économique harmonieux et diriger progressivement son énorme réservoir de main d’œuvre des zones rurales vers l’industrie et les services dans les zones urbaines en plein essor, la Chine maintient une stratégie de sous-évaluation de sa monnaie, le yuan, et accumule des excédents sous la forme de capitaux qui sont ensuite investis dans des titres sur les marchés financiers (notamment américain ce qui permet de soutenir le dollar sur le marché des changes). Confrontés à une très laborieuse sortie de crise, à l’essoufflement des politiques conjoncturelles face à l’endettement extérieur, au chômage de masse et au délicat redémarrage du crédit, les Etats-Unis tendent à considérer la politique de Pékin comme une forme pure et simple de protectionnisme déloyal, qui stimule la compétitivité des exportations chinoises au détriment des produits américains. Pays de tradition relativement isolationniste où de puissants lobbies industriels exercent, au Congrès, des pressions politiques en faveur d’une remontée des barrières protectionnistes, les Etats-Unis adoptent des mesures de rétorsion qui pourraient accélérer le mouvement de dé-globalisation déjà perceptible à l’heure actuelle. Face à l’ire du Trésor américain, la Chine fait valoir que la banque centrale américaine, la Réserve fédérale (Fed), contribue également à la dépréciation du dollar sur le marché des changes en poursuivant une politique monétaire très expansive (baptisée « quantitative easing » ) afin de soutenir le crédit à l’économie (et notamment le marché de l’immobilier), ce qui conduit à une croissance rapide de la masse monétaire, mais aussi à l’affaiblissement du dollar sur le marché des changes… Et relance la spéculation puisque l’endettement peu coûteux libellé en dollars (faibles taux d’intérêt) autorise des placements financiers dans des devises où les taux d’intérêt sont nettement plus rémunérateurs... Le dialogue entre Washington et Pékin est donc facteur de tensions grandissantes puisque les deux capitales se renvoient la responsabilité des désordres monétaires internationaux. Face à cette dépréciation du dollar, d’autres pays (comme le Japon) tentent en effet d’amorcer un même mouvement de dépréciation de la monnaie nationale afin d’éviter des pertes de compétitivité trop importantes.
L’euro pris au piège ?
Dans ce contexte, le plan de soutien financier à la Grèce avait permis, il y a quelques mois, de préserver la cohésion de la zone euro, mise à l’épreuve par les marchés financiers : l’euro avait alors chuté sur le marché des changes (de 1,55 à 1,33 dollar). Aujourd’hui cependant, face au mouvement de dépréciation des autres monnaies internationales, l’euro pourrait servir de monnaie refuge…au détriment de la croissance européenne. En effet, le mouvement récent d’appréciation de l’euro sur le marché des changes (porté en particulier par l’anticipation d’un pouvoir d’achat amélioré et par l’annonce de l’achat de titres grecs par la Chine) pourrait désormais pénaliser la compétitivité des pays qui, contrairement à l’Allemagne, n’ont pas une stratégie fondée sur la compétitivité hors-prix (c’est notamment le cas de la France, de l’Espagne, de l’Italie, etc.), freinant ainsi les exportations et étouffant le fragile redémarrage de la croissance dans la zone euro.