En considérant avec la Banque mondiale qu’une personne pauvre dispose de moins de 1,90 dollar par jour (PPA de 2011), le taux de pauvreté mondial est passé de 35% en 1990 à 10,7% en 2013, soit une baisse d’un peu plus d’un milliard du nombre de personnes pauvres. La pauvreté mesurée en termes absolus a donc baissé significativement dans le monde mais demeure un sujet de préoccupation pour nombre de pays et d’institutions internationales. Le phénomène touche aujourd’hui essentiellement l’Afrique subsaharienne (41%) et dans une moindre mesure l’Asie du Sud (15,1%), ces deux régions regroupant 84,1% des pauvres dans le monde.
Dans les pays développés, le niveau de pauvreté est évidemment moindre mais le phénomène demeure un sujet d’inquiétude des citoyens. En France, selon l’étude de l’institut de sondage Viavoice de mars 2017, 72% des personnes interrogées considéraient que le débat politique n’aborde pas suffisamment la pauvreté et 81% que la lutte contre celle-ci devrait être une grande cause nationale. La pauvreté constitue de plus un enjeu important sur le plan économique. De nombreux auteurs l’analysent aujourd’hui de manière à notamment mieux connaître son impact sur la croissance économique. Il semble donc pertinent de se faire l’écho ici de l’état des connaissances scientifiques sur le sujet en France, en commençant par un état des lieux de la pauvreté avant de voir dans une prochaine contribution comment il est possible de lutter contre.
La pauvreté : un phénomène difficile à saisir
La pauvreté est un phénomène multidimensionnel que les chercheurs peinent à appréhender dans sa globalité. L’enjeu est alors de mettre en avant certaines de ses caractéristiques. Sa définition renvoie généralement à l’idée de manque, de défaut. Est pauvre la personne appartenant à un ménage qui ne dispose pas d’un accès jugé suffisant à un certain nombre de ressources. Celles-ci peuvent prendre des formes très diverses. Le manque de revenu, de patrimoine, la difficulté à accéder à certains biens et services, illustrent une dimension économique de la pauvreté. La difficulté à opérer des choix quant à sa trajectoire de vie, liée à une dépendance plus ou moins importante aux institutions de protection sociale, à une fragilité des liens sociaux (éloignement de la famille, des amis, précarité de l’emploi) en constitue une seconde dimension. Enfin, une troisième dimension peut relever du défaut de connaissances, de savoirs que l’individu a du monde qui l’entoure, relevant ici de défauts dans la formation initiale ou de capital culturel. Ces carences dans différents domaines présentent un caractère cumulatif : plus on manque aujourd’hui et plus il va être difficile de ne pas manquer à l’avenir. Elles font aussi système dans le sens où ces dimensions sont interdépendantes : par exemple un défaut de revenu est aujourd’hui souvent lié au défaut d’emploi et au manque de diplômes.
Les statistiques de la pauvreté mobilisent de nombreux indicateurs relevant essentiellement de la dimension économique (cf Tableau 1).
Tableau 1 : Principaux indicateurs de mesure de la pauvreté
Une pauvreté en France plus stable et modérée qu’ailleurs…
En comparant les taux de pauvreté monétaire de différents pays européens depuis une dizaine d’années, il est possible de voir que la France se distingue doublement. Son taux de pauvreté monétaire demeure tout d’abord stable en oscillant autour de 13,5% avec des écarts très faibles par rapport à cette valeur (cf Graphique 1). Sur la période 2005-2015, les chiffres d’Eurostat montrent que l’Allemagne a connu une hausse notable, de 12 à 16%, tout comme la Suède, de 10% à 14%. Le Royaume Uni présente une baisse de 19 à 16% sur cette même période. La stabilité de la pauvreté en France se confirme en mobilisant comme indicateur l’intensité de la pauvreté, en dessous de 24% depuis 2005.
La pauvreté française est aussi plus faible que dans la plupart des autres pays européens. Dans l’échantillon retenu, seuls les Pays Bas font mieux en termes de pauvreté monétaire, avec un taux inférieur à 12% en 2015 ; cependant, la France présente une intensité de la pauvreté plus faible que tous les autres pays, et proche de celle de l’Allemagne. La France a même connu une baisse de son taux de pauvreté en condition de vie de 14 à 12% entre 2005 et 2015. L’Italie présente quant à elle un taux monétaire particulièrement élevé, de près de 20% et une intensité de la pauvreté de plus de 35 % en 2013.
Graphique 1 : Taux de pauvreté dans quelques pays européens (en %)
Avec les Pays-Bas, la France est le pays qui a donc été en mesure de maintenir un niveau de pauvreté relativement stable et modérée par rapport aux pays européens comparables. Malgré la crise et la hausse du chômage qui l’accompagne, la France n’a pas connu d’explosion de son niveau de pauvreté. Cela s’explique en grande partie par les caractéristiques de son système de prélèvements et de transferts qui permet de le diviser par 2,8 (cf Graphique 2). Ainsi, de 2008 à 2013, le taux de pauvreté monétaire avant prélèvements et transferts est passé selon l’OCDE de 37,6% à 40,1% tandis que l’augmentation du taux après prélèvements et transferts restait plus modérée, de 13,5% à 14,6%. Le nombre de ménages pauvres a donc connu une hausse de 254 000 de 2008 à 2014 ; la France métropolitaine compte 8,8 millions de pauvres en 2014 (au seuil de 60% du niveau de vie médian).
Graphique 2 : Pauvreté monétaire en France avant et après prélèvements et transferts
…qui s’explique principalement par la présence d’aides sous conditions de ressources
Pour Bargain et alii (2017), le caractère stable et modéré de la pauvreté en France s’explique principalement par la présence de minima sociaux, qui sont des prestations sociales sous condition de ressources visant à assurer à une personne ou sa famille un revenu minimum. Cette politique bénéficie à environ 4 millions d’allocataires. Le revenu de solidarité active (RSA) est le principal des 10 minima sociaux au sens strict auxquels on ajoute généralement par la Prime d’activité (PA) et les Allocations logement (AL) qui jouent un rôle de premier plan pour soutenir les ménages à faibles revenus (cf Tableau 2).
Tableau 2 : Principaux minima sociaux et Prime d’activité
Ces aides présentent un coût élevé en France par rapport aux autres pays. Les minima sociaux et la PA coûtent en 2016 29 milliards d’euros, ce qui représente 1,4% du PIB. On peut y ajouter deux dispositifs ciblant les faibles revenus. Les AL représentent 0,9% du PIB, soit 18,5 milliards d’euros et les prestations familiales sous condition de ressources 0,37% du PIB, soit 7,8 milliards d’euros. L’ensemble avoisine donc les 55 milliards d’euros par an. Cependant la France est un des pays qui réussit le mieux à réduire son taux de pauvreté. Il existe en effet une corrélation forte au niveau européen entre le coût des dispositifs de transfert et la réduction de la pauvreté. La France divise par 1,6 son taux de pauvreté uniquement grâce à ces dispositifs sous condition de ressources. Son rapport coût-performance est ainsi proche de celui de la Finlande, des Pays-Bas ou du Danemark. D’autres pays, comme l’Irlande ou le Royaume-Uni, font un effort budgétaire supérieur, ce qui permet de corriger davantage le taux de pauvreté mais qui au final demeure bien supérieur, respectivement 15,6% et 16,7% en 2014 selon Eurostat (2013 pour l’Irlande). Au final « comparé aux autres pays européens, les aides sous condition de ressources […] ont un coût certes élevé mais qui n’apparaît pas disproportionné par rapport à leur performance pour réduire la pauvreté » (Bargain et alii 2017).
Une pauvreté persistante de génération en génération
Certaines catégories sont plus vulnérables que d’autres face au risque de pauvreté. Les chômeurs demeurent les plus touchés devant les familles monoparentales et les enfants de moins de 18 ans (cf Graphique 3). Les retraités et les actifs occupés présentent, quant à eux, un taux de pauvreté bien inférieur à la moyenne. En première analyse, l’emploi, la composition du ménage et l’âge semblent constituer des déterminants décisifs de la probabilité d’être pauvre. Ils se croisent souvent pour expliquer la situation de pauvreté. Ainsi, 2,8 millions d’enfants vivent dans des ménages dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté en 2014. Ils vivent souvent dans des familles monoparentales ou dans des ménages où la personne de référence est au chômage ou inactive.
Graphique 3 : Taux de pauvreté monétaire par catégorie en 2014 en France
La caractéristique la plus notable de la pauvreté en France est son inertie (Carcillo et alii 2017). Les personnes pauvres ont de plus en plus de mal à sortir de la pauvreté. Les deux tiers des personnes pauvres en 2009 l’étaient encore un an après. Cela s’explique par le fait qu’en France, plus que dans les autres pays européens, les enfants pauvres deviennent des adultes pauvres, héritant ainsi de la situation de leurs parents. Les économistes mobilisent trois explications pour rendre compte de cette situation (Carcillo et alii 2017) : le lieu de résidence, l’emploi et les qualifications.
Une pauvreté concentrée géographiquement
Au niveau de la France métropolitaine, la pauvreté se concentre essentiellement dans le Nord, le pourtour méditerranéen, le centre et la Seine-Saint-Denis (cf Carte 1). L’Ouest, l’Est et la région parisienne présente des taux beaucoup plus faibles que la moyenne nationale. En changeant d’échelle, on remarque cependant que certaines zones sont plus touchées que d’autres. Les pauvres sont notamment sur-représentés dans les villes-centre (dans leur étude de 2015, Aerts et alii distinguent dans les grands pôles urbains constitués de plusieurs communes la ou les villes-centre, les plus peuplées, et les communes de banlieue), et plus particulièrement dans certains quartiers de celles-ci. Selon l’Insee (Aerts et alii 2015), le taux de pauvreté s’approche des 20% et l’intensité de la pauvreté 22% dans les villes-centre tandis qu’en banlieue, les chiffres sont de 14% et 21% respectivement. On trouve aussi des valeurs élevées pour les communes isolées hors influence des grands pôles urbains (respectivement 17% et 20%). Cependant, ces dernières ne regroupent que 5% de l’ensemble des personnes pauvres quand près des deux tiers vivent dans les grands pôles urbains. Notons enfin que la répartition géographique ne varie pas beaucoup dans le temps ; les zones pauvres ont tendance à le rester malgré la succession d’interventions des pouvoirs publics.
Carte 1 : Taux de pauvreté communaux
Une pauvreté étroitement liée à l’absence d’emploi
L’accès à un emploi stable est le meilleur moyen d’éviter de tomber dans la pauvreté même s’il existe, marginalement, des travailleurs pauvres. Comme nous avons pu l’observer lors des années qui ont suivi la crise de la fin des années 2000, le système de prestations sociales français limite les effets du chômage sur la pauvreté mais est loin de l’annuler complètement. Quelle que soit sa configuration (à l’exception des couples sans enfants), un ménage a d’autant plus de chance d’être pauvre que les personnes qui le composent sont nombreuses à ne pas avoir d’emploi (cf Graphique 4). Ce sont les familles monoparentales et les couples avec enfants dont aucune personne n’occupe un emploi qui présentent les taux de pauvreté les plus élevés, au-delà de 60%. La présence d’une seule personne en emploi divise par 3 le taux de pauvreté pour ces ménages.
Depuis 2007, le taux de pauvreté des jeunes de 15 à 29 ans a augmenté significativement en raison de la hausse du chômage. Les jeunes ni en emploi ni en formation (1 sur 6) présentent un taux de pauvreté plus de deux fois supérieur à celui des autres jeunes, soit un tiers contre 14%. Pour un jeune, la situation vis-à-vis de l’emploi est non seulement un déterminant de la pauvreté aujourd’hui mais elle est aussi déterminante pour demain. Une période prolongée de chômage en début de vie active augmente la probabilité d’être au chômage plus tard et d’avoir des revenus plus faibles. Cela est d’autant plus préoccupant que la France présente une durée moyenne du chômage près de deux fois supérieure à celles des autres pays de l’OCDE, 15 mois contre 8.
Graphique 4 : Pauvreté et situation vis-à-vis de l’emploi en France en 2013 (en % de chaque catégorie)
Une pauvreté étroitement liée au niveau d’études
La probabilité de trouver un emploi dépend très fortement des qualifications de la personne, son niveau de formation initiale et son expérience professionnelle. Ceci est d’autant plus préoccupant pour les jeunes ; ceux sans formation initiale poussée auront du mal à trouver un emploi, donc à acquérir de l’expérience, ce qui réduit un peu plus leur capacité à trouver un emploi et augmente la probabilité de multiplier les emplois précaires. Les personnes peu qualifiées présentent par conséquent des taux de pauvreté plus élevés (cf Graphique 5). Quel que soit le pays de l’échantillon, toute personne ayant fait des études supérieures a plus de chance d’éviter la pauvreté. Le lien entre pauvreté et niveau d’études est très marqué en France, plus que dans les autres pays. La probabilité d’y être pauvre est plus de 3 fois plus élevée pour ceux qui n’ont pas dépassé le collège par rapport à ceux qui ont fait des études supérieures, près de 2 fois plus élevée pour ceux qui n’ont pas dépassé le lycée.
Graphique 5 : Lien entre pauvreté et niveau d’études
La France se distingue également par une très forte reproduction des inégalités scolaires et donc des inégalités face à l’emploi. Les résultats des enquêtes PISA montrent que, plus que dans la quasi-totalité des pays participant à l’enquête de l’OCDE (à l’exception de l’Argentine et du Pérou), l’origine socio-économique de la famille est déterminante dans la réussite scolaire. Elle explique 20% des écarts de performance aux tests en France, seulement 12,9% dans les autres pays de l’OCDE.
Un cercle vicieux de la pauvreté
La France semble être plus épargnée par la pauvreté que nombre de pays développés comparables. Comme nous l’avons vu, le taux y est moins élevé et plus stable malgré la succession de crises ces dernières années, et ce grâce à un système de prestations sociales sous conditions de ressources coûteux mais efficace.
Mais elle se distingue aussi par l’inertie de la pauvreté. Une personne adulte pauvre a beaucoup de difficultés à sortir de cette situation et une personne née dans une famille pauvre a une probabilité plus élevée d’être pauvre à l’âge adulte. Cela s’explique par une conjonction de facteurs qui se renforcent les uns les autres. Les personnes pauvres sont souvent enferrées dans un cercle vicieux (cf schéma ci-dessous) dans lequel habiter dans un quartier pauvre, être en échec scolaire et avoir des difficultés à accéder à un emploi sont des facteurs interdépendants et cumulatifs.
La situation est donc préoccupante, mais les solutions existent. Il semble possible de réduire la pauvreté à condition que les pouvoirs publics le souhaitent et mettent en œuvre un certain nombre de politiques.
Bibliographie :
- Aerts A-T., Chirazi S. et Cros L. (2015) : « Une pauvreté très présente dans les villes-centres des grands pôles urbains », Insee Première, n° 1552
- Allègre G. (2017) : « Les inégalités en Europe durant la Grande Récession », in OFCE, L’économie européenne 2017, coll repères, La découverte
- Bargain O., Carcillo S., Lehmann E. et L’Horty Y. (2017) : « Mieux lutter contre la pauvreté par des aides monétaires », CAE, avril
- Bohnekamp D. (2017) : « Pauvre Allemagne ? », diploweb.com, avril
- Carcillo S., Huillery E. et L’Horty Y. (2017) : « Prévenir la pauvreté par l’emploi, l’éducation et la mobilité », CAE, avril
- Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (2016) : « Les chiffres clés de la pauvreté et de l’exclusion sociale », CNLE, octobre
- Insee (2017) : Tableau de l’économie française, collection Insee Références, Edition 2017
- Marguerit D. (2014) : « Les effets d’une crise économique de longue durée », ONPES, rapport 2013-2014
- Miquet-Marty F. et Preud’homme A. (2017) : « Perception de la pauvreté et engagement solidaire en France », Viavoice Paris, mars