L'ouvrage
Cet ouvrage propose une réflexion des experts du Cercle Turgot sur le thème des relations entre les intérêts particuliers, l’intérêt général, et la place de l’Etat et du marché dans nos sociétés démocratiques et nos économies : une interrogation d’autant plus nécessaire que les nouveaux défis qui s’imposent à nous, comme la révolution numérique, l’essor des nouvelles technologies financières ou le changement climatique, nécessitent de chercher de nouveaux équilibres pour concilier l’efficacité économique et la solidarité.
Christian Saint Etienne (Conservatoire national des arts et métiers) défend l’idée que l’Etat de droit dans une société démocratique doit viser un haut niveau de bien-être individuel et collectif en intégrant les externalités générées par l’action des individus et des entreprises, par la mise en place d’incitations appropriées. Il distingue l’action incitative, où l’Etat se borne à créer un environnement macroéconomique favorable à l’investissement des acteurs privés, de l’action offensive dans le cadre de laquelle l’Etat pilote de manière autoritaire le développement économique au nom de l’intérêt général.
Pour lui il existe bien un intérêt collectif fondamental mais c’est l’action incitative qui permet d’atteindre un niveau supérieur de bien-être, quand l’action offensive peut se révéler défaillante voire arbitraire (surtout à l’heure où le big data va démultiplier les possibilités de surveillance des individus). Selon lui « la liberté du citoyen en démocratie a pour double fondement la responsabilité assumée de ses propres actes et la vigilance vis-à-vis du collectif dont le fonctionnement doit être transparent et les chefs eux-mêmes responsables de leurs actions ».
Pierre Sabatier (AgroParisTech Alumni) considère que l’intérêt général et l’efficacité économique peuvent converger à condition que les règles du groupe considéré (entreprise, association, ville, Etat…) fixent un cadre propice à la recherche de l’efficacité économique. Il rappelle que l’efficacité moyenne des démocraties paraît supérieure sur le long terme aux pouvoirs autoritaires, car les dirigeants qui sont élus par les citoyens sont ceux que le peuple estime capable de défendre l’intérêt général. A l’inverse un Etat autoritaire bien souvent ne le pourra pas ou pire, ne le voudra pas.
Il note que l’époque actuelle a des traits communs avec la fin du XIXème siècle où la phase de mondialisation s’était accompagnée à l’époque, dans un contexte de ralentissement de la croissance, d’une consolidation des intérêts corporatistes et des monopoles et oligopoles privés (les trusts américains notamment). L’intérêt général peut être fragilisé par la surpuissance de « super entreprises », surtout si le cadre réglementaire offre trop de possibilités de faire triompher les intérêts privés. Mais, « une chose est certaine, la suprématie de certains intérêts particuliers finit toujours par être renversée au profit de l’intérêt général…du moins en démocratie ».
Jean-Pierre Delsol (président de l’IREF) critique dans sa contribution le dévoiement de l’impôt en France, au service d’une intervention étatique qui « use et abuse de l’intérêt général » et l’impose aux citoyens au nom de sa conception (discutable) du bien : la fiscalité n’est plus conçue comme un outil de financement des charges publiques, mais comme un instrument de redistribution et de domination. Il plaide pour que l’Etat réduise son intervention normative et laisse davantage d’espace à la responsabilité individuelle car « lorsque l’Etat se substitue aux individus pour faire le Bien, c’est-à-dire prétend faire le bien des autres, ou obliger chacun à faire le bien, il prend un immense risque, le risque d’imposer un bien qui n’en est pas un ».
Selon lui, davantage que de vouloir régenter la société civile et élargir sans cesse l’Etat Providence, la puissance publique devrait plutôt se donner pour objectif le bien commun, par une confiance laissée à l’initiative individuelle et au marché, afin de permettre à l’ensemble des citoyens d’avoir une vie bonne et juste, et de vivre ensemble.
Cours de Première ES sur le marché
Georges Nahon (Orange Silicon Valley) s’interroge quant à lui sur les implications de l’économie collaborative et de « l’ubérisation » pour la quête de l’intérêt général : s’il est encore trop tôt pour apporter des réponses définitives, on peut imaginer que ces nouveaux services technologiques, s’ils sont encadrés par une régulation suffisamment légère (qui n’empêche pas l’autorégulation du secteur) et efficace de l’Etat (y compris à l’échelle internationale), amélioreront le bien-être matériel par des innovations profitant à tous. Mais celles-ci sont encore incluses pour l’heure dans un modèle économique jeune et instable qui peut aussi entraîner une précarisation des travailleurs. Pour Michel Volle (Institut de l’iconomie), le numérique est devenu le pivot stratégique de l’entreprise.
On entre alors dans une nouvelle étape de la concurrence entre les entreprises qui sera d’autant plus féroce sur les marchés que « la société ultramoderne que le numérique fait émerger renoue ainsi avec les mœurs de la féodalité, où la richesse était conquise à la pointe de l’épée ». La poursuite de l’intérêt général supposera alors selon lui de contenir la prédation à défaut de pouvoir la supprimer, et de maîtriser la violence endémique de l’économie informatisée, afin de préserver l’Etat de droit et la démocratie.
Notre temps nous met face à de nouveaux défis : en particulier celui de penser ce qu’il nomme l’iconomie, soit une nouvelle alliance entre les citoyens, les entreprises et l’Etat dans une société informatisée. Pour Jean-Baptiste Soufron (FWPA), la transition numérique s’exerce sous l’influence d’un empire industriel, culturel et intellectuel qui fait peu de cas des valeurs démocratiques et de l’Etat de droit, au nom d’une conception purement néolibérale de la société. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) véhiculent ainsi un modèle de la « destruction créatrice » qui valorise le modèle de la disruption : aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les structures sociales, et désarment la puissance publique.
Pour lui, « la technologie n’est pas neutre », et « l’impact même de la technologie sur la société devrait être considérablement révisé au profit du politique, du social, de la culture et des idées ». La poursuite de l’intérêt général exige le dépassement des intérêts particuliers : cette notion prend aujourd’hui tout son sens face aux géants du numérique de la Silicon Valley. Sans nier les apports de l’innovation technologique, la puissance publique a plus que jamais toute légitimité à défendre l’intérêt général et la justice sociale. L’Etat peut aussi créer des régulations (décision de la Cour de Justice de l’Union européenne imposant à Google le droit à l’oubli, règlement européen sur les données personnelles, loi « république numérique » etc.) nécessaires pour protéger l’Etat de droit, face à « l’Etat plateforme », c’est-à-dire minimaliste, souhaité par les géants du net. L’industrie du numérique n’a pas vocation à remplacer le processus démocratique et ses valeurs.
Cours de Terminale ES en Sciences sociales et politiques sur l’Union européenne et l’action publique
Pierre Danet (Groupe Hachette Livre) évoque l’opposition entre les standards et les normes qui recouvrent deux perceptions de l’intérêt général : le standard est issu d’une collaboration d’acteurs privés pour faire fonctionner le marché, tandis que les normes ont un caractère bureaucratique. Pour lui la France doit assumer beaucoup plus clairement la distinction entre les deux notions : le standard est une réponse souple aux défis de la globalisation alors que la norme peut constituer un frein au progrès technique dans une perspective réactionnaire. Les normes techniques pléthoriques à la France véhiculent une conception défensive et dépassée de l’intérêt général, alors que la globalisation va nécessairement imposer la logique du standard dans l’innovation. Notre pays ne doit donc pas rater ces évolutions majeures pour favoriser l’innovation au bénéfice de tous.
Mickaël Margot (ESSEC) évoque dans sa contribution les apports de l’économie du bonheur, une branche en plein essor de la science économique : en analysant les déterminants du bien-être subjectif des agents économiques dans les enquêtes, peut-elle contribuer à valoriser les biens publics ? Elle fait apparaitre notamment le fait que la croissance depuis quarante ans et l’amélioration des situations économiques personnelles qui en découle se seraient donc accompagnées d’une dégradation du capital collectif. L’économie du bonheur montre l’interpénétration entre les situations individuelles et collectives et l’idée que, fondamentalement, l’individu n’est pas isolé sur son île, mais fait société avec ses congénères avec qui il se compare, se connecte, échange des biens et partage des biens publics. Dans la réflexion sur l’intérêt général, l’économie du bonheur soulève ainsi une question clé : « quelle est la place du bonheur par rapport à d’autres objectifs sociaux dans les choix individuels et, plus encore, dans les choix collectifs ? »
Note de lecture sur l’économie du bonheur
L’entreprise au cœur du débat
Dans sa contribution, François Meunier (Alsis Conseil) évoque les voies qui permettraient d’atteindre l’intérêt général dans le cadre de l’entreprise, et les interférences qui pourraient exister avec la notion d’intérêt général dans la philosophie politique.
Selon lui, dans une perspective historique, il existe bien un intérêt général de l’entreprise, un « bien commun », dans la mesure où l’entreprise forme une institution, une société civile, entre confrontation et convergence d’intérêts. Pour dépasser la vision d’une entreprise ayant comme seul et unique objectif la création de valeur pour les propriétaires du capital, il s’agirait de mettre en œuvre un cadre institutionnel qui permette aux parties prenantes de donner de la voix dans l’entreprise, de façon organisée, sans remise en cause du principe hiérarchique, nécessaire à l’efficacité économique.
Ainsi, « par inclusion des parties prenantes, on reviendrait à l’idéal du « contrat social » cher aux Lumières » dans une vison plus équilibrée de l’entreprise selon l’auteur.
Muriel de Fabrègues (Université Paris-II Panthéon Assas) analyse comment les ressources humaines (RH) se représentent l’intérêt général dans l’entreprise : elle montre que les enquêtes de satisfaction ou de climat social traduisent généralement le fait que les salariés (notamment la génération Y) attendent du travail autre chose qu’une simple rémunération, et que l’intérêt général (dans le cadre par exemple de la responsabilité sociale de l’entreprise) est bien une notion toujours familière de l’homme au travail. Dès lors, puisque les salariés sont attachés à l’implication de leur employeur dans la recherche de l’intérêt général (et le respect de normes éthiques), les ressources humaines constituent un levier important pour le collectif de l’entreprise, notamment par le développement d’actions de « social business », dans la tradition anglo-saxonne du « common interest ».
Jean-Luc Perron (Crédit Agricole) évoque quant à lui les nouveaux types d’entreprises au service du développement durable qui ont émergé et réarticulent les logiques de marché et d’intérêt général : c’est le cas des « philantrepreneurs » (et de la « venture philantropy ») à l’instar de Bill Gates, qui transposent dans la sphère de l’altruisme, la culture, les outils et les méthodes du monde de l’entreprise. La rationalité capitaliste est ainsi mobilisée pour des actions à l’impact social mesurable. On doit ainsi noter le développement, avec le social business de « l’investissement à impact », où des investissements dirigés vers des objectifs sociaux vont de pair avec la recherche d’un retour financier, et sont accompagnés d’une mesure de la performance, tant financière que sociale. S’il subsiste des débats sur la portée de ce type d’action (« hybridation prometteuse ou confusion des genres ? »), elles pourraient bien contribuer à une prise de conscience d’un intérêt général planétaire « avec des entreprises innovantes, faisant appel à l’altruisme plutôt qu’à l’intérêt, recherchant en priorité la maximisation de leur utilité sociale, plutôt que celle du profit ».
L’intérêt général, le marché et la mondialisation
Dans son article, Philippe Maze-Sencier (McLarty Associates) montre, dans une perspective européenne, qu’on oppose souvent, à tort, la conception française de l’intérêt général comme expression d’un intérêt supérieur et fondement de l’action publique, monopole de l’Etat, et la conception communautaire, impliquant la confrontation de divers intérêts, basée sur la recherche permanente du compromis, et issue d’intervenants multiples (y compris d’intérêts privés).
Or on peut formuler l’hypothèse qu’il existe aujourd’hui une convergence entre ces deux conceptions : ainsi l’Union européenne se trouve en complémentarité avec la conception française, par exemple lorsqu’elle établit des textes sanctionnant certaines firmes multinationales, ou après la crise financière dans le domaine de la réglementation bancaire au nom d’un intérêt commun supérieur, tandis que la conception française de l’Etat omnipotent semble s’estomper dans le cadre d’une co-construction des politiques publiques plus affirmée.
Laurent Malvezin (Montsalvy Consulting) analyse dans sa contribution les formes de l’intérêt général économique en Chine. Il estime que les Chinois sont aujourd’hui les mieux placés, c’est-à-dire les plus légitimes, pour refonder la gouvernance mondiale et converger vers le bien public mondial : si elle doit pallier un retard important en termes de protection sociale, la Chine semble capable d’inventer un nouveau pacte social et assurer la soutenabilité du développement de son économie mixte, ouverte sur le libre-échange et la paix. Selon lui, « la Chine ne veut pas être le spectateur passif d’une économie de perdants, mais le guide d’un monde de gagnants par un retour de l’affirmation du politique sur les affaires économiques ».
Jean-Claude Gruffat (Galileo Global Advisors) évoque quant à lui les Etats-Unis et les racines du libéralisme politique américain, qui fait des citoyens les détenteurs du pouvoir suprême, dans une collectivité étatique qui s’est construite contre une monarchie absolue. En conséquence, dans le droit américain, si le gouvernement outrepasse les termes de son mandat, en imposant une religion, ou des taxes sans représentation, le peuple est en droit de se révolter. En tant que détenteur unique de la souveraineté, il délègue certaines de ses prérogatives par exception à un gouvernement, dont le rôle essentiel est la protection de ces droits. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les droits fondamentaux de l’individu sont protégés contre la règles majoritaire par un contrôle effectif du juge constitutionnel.
La société américaine reste marquée par les confrontations entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, avec le souci consensuel de faire prévaloir les droits naturels tels que celui de la propriété. D’où l’importance des institutions, du droit (avec une forte juridicisation des rapports sociaux) et du gouvernement pour les faire respecter. La poursuite du common good (intérêt général) est ainsi souvent la justification d’actions qui ont pour objectif affirmé de corriger les dérives des intérêts privés.
Note de lecture sur le thème de l’entreprise
Dans sa contribution, l’économiste Nicolas Bouzou insiste sur les différences de conception de l’intérêt général, celle qui oppose la tradition anglo-saxonne et la conception française : la première considère que l’intérêt général est réalisé quand chacun recherche son intérêt particulier, puisque la « main invisible » du marché permet à la société d’aboutir à son optimum, tandis que la seconde voit l’intérêt général comme une abstraction qui peut être atteinte grâce à une volonté politique qui passe outre les corps intermédiaires.
Nicolas Bouzou considère que ces deux conceptions sont problématiques : en effet, la première d’entre elles conduit à un utilitarisme irréaliste, et la seconde à une abstraction qui peut légitimer n’importe quelle politique, y compris la plus néfaste. Il plaide pour lui substituer dans le débat intellectuel et politique la notion de justice, inspirée notamment des travaux d’Amartya Sen sur les « capabilités », en vertu desquels la société doit permettre aux individus de réaliser concrètement leur liberté et de connaître une ascension sociale.
Claude Revel (Paris School of International Affairs de Sciences Po) défend le thème d’un aggiornamento de l’idée d’intérêt général : dans la mesure où les conceptions polaires d’un tout marché dérégulé et celle d’un Etat omnipotent se sont affaiblies, l’urgence serait de construire une doctrine renouvelée de l’intérêt général, qui reste une valeur moderne et humaniste. Dans un contexte d’essor d’une nouvelle économie numérique, cette conception rénovée de l’intérêt général devrait chercher à préserver le bon fonctionnement de l’économie de marché tout en assurant aux acteurs un cadre de liberté de choix, de responsabilité et de solidarité.
Note de lecture sur un ouvrage d’Amartya Sen
Quatrième de couverture
L'antagonisme historique entre intérêt général et marché touche à sa fin. La prise de conscience d'enjeux planétaires communs, le développement de l'économie numérique et collaborative comme l'apparition d'acteurs privés aux capacités financières égales voire supérieures à celles d'Etats posent en effet aujourd'hui des défis cruciaux, qui changent totalement la donne. L' « ubérisation » de l'économie sonne-t-elle le glas de la notion d'intérêt général ? Quel rôle nouveau pour l'entreprise ? Que retenir des expériences menées à l'étranger ? Les experts rassemblés dans cet ouvrage explorent les pistes d'une vision renouvelée de l'intérêt général, qui préserve le bon fonctionnement de l'économie de marché tout en assurant aux acteurs un cadre de liberté de choix, de responsabilité et de solidarité. Ils esquissent ainsi les contours d'un projet qui redonne du sens à l'action politique et de la confiance aux citoyens et aux entreprises.
L’auteur
Le Cercle Turgot, fondé par Jean-Louis Chambon, rassemble les meilleurs experts du monde de la finance, universitaires, dirigeants d'entreprises et d'institutions réputées, auteurs de nombreux best-sellers dans le domaine économique et financier.