« 3 questions à » Yoann Demoli : Comment le sociologue travaille-t-il?

Comment le sociologue travaille-t-il ? 

Yoann DEMOLI

L’interview de Yoann Demoli, Maître de conférences, Directeur du département de sociologie et de géographie, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Comment devient-on sociologue ?

Comme tous les scientifiques, il faut s’engager dans des études longues. Pour devenir sociologue, il faut avoir poursuivi des études de master en sociologie. Pour ma part, après une formation en khâgne B/L, Lettres et sciences sociales, j’ai été admis au concours Sciences sociales de l’Ecole normale supérieure de Paris Saclay. J’y ai réalisé une double licence en économie et en sociologie, puis j’ai poursuivi un master en sociologie, car c’était la discipline qui m’intéressait le plus.

Je me suis alors engagé dans une thèse de doctorat, qui portait sur les rapports des Français à leur voiture. Cette thèse de doctorat a été financée par un contrat doctoral (j’étais rémunéré pour réaliser cette recherche et j’avais par ailleurs une charge d’enseignement à l’université). Après quatre ans et demi, j’ai pu soutenir ma thèse de doctorat, qui a été examiné par un jury. Ensuite, j’ai présenté mon dossier à des sociologues (en poste à l’université et au CNRS) pour obtenir ce que l’on appelle la qualification, reconnaissant que j’étais apte à faire de la recherche et de l’enseignement à l’université.

C’est à l’issue de ce processus (thèse de doctorat puis qualification) que l’on peut se présenter à des concours de recrutement de maître de conférences, qui est l’un des deux grades des enseignants-chercheurs de l’université française (avec le grade de professeur des universités).  C’est ainsi que j’ai été recruté en 2016 à l’université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines, dont je dirige aujourd’hui le département de sociologie et de géographie.

C’est quoi, être sociologue ?

C’est être un type particulier de scientifique : un scientifique qui s’intéresse aux faits sociaux. Comme tout scientifique, être sociologue est une activité d’exploration méthodique et rigoureuse de la réalité, de compréhension de la réalité. Être sociologue, c’est montrer que les faits sociaux s’expliquent par d’autres faits sociaux. C’est se saisir d’une question sociale et de la transformer en question sociologique, fondée par des faits, par une analyse qui se donne à voir et qui est réfutable.

Une bonne question sociologique est souvent une question qui n’a pas de réponse immédiate ; c’est une question qui interroge la réalité sociale ou l’ordre social tels qu’on les pense. Voici quelques questions que je me suis posées, au cours de ma carrière :

  • Le transport aérien a-t-il vraiment connu une banalisation ?
  • Comment comprendre que de plus en plus de ménages choisissent de posséder un SUV ?
  • La voiture a-t-elle permis aux femmes de s’émanciper du foyer ?
  • Pourquoi, alors que les magistrats sont essentiellement des magistrates, ces dernières ont-elles des carrières moins favorables que leurs homologues masculins ?

Pour ma part, faire de la sociologie, c’est apporter, je crois, une réponse pertinente à une question impertinente. Ces questions viennent de l’écoute attentive du monde social, par les discussions que l’on entend autour de soi, par les échos médiatiques des questions sociales, par les étonnements que l’on peut avoir dans la rue, à la maison, au détour d’une conversation.

Je me suis intéressé au transport aérien, en étant étonné, ou plutôt circonspect, sur les discours entendus, provenant des médias ou des acteurs économiques du transport aérien : tout le monde s’accordait à dire qu’il y avait de plus en plus de passagers dans les aéroports ; toutefois, personne ne savait vraiment qualifier ce changement, ni le décrire, ni le dater. Un acteur public important de la réglementation m’avait même déclaré un jour : « Aujourd’hui, tout le monde prend l’avion ; même ma boulangère part en Thaïlande ». Ces opinions, répandues dans le monde social (on a tous des opinions sur pas mal de sujets !), sont importantes car elles ont des effets sur les politiques publiques, sur la manière dont les gens vont se comporter… Et, je voulais en savoir plus.

Bref, pour résumer, je dirais que pour être sociologue, il faut être impertinent , il faut être rigoureux, il faut être curieux, afin de répondre à trois impératifs de la sociologie : la nécessité d’interroger les idées préconçues ; le besoin de produire une analyse scientifique, qui se fonde sur des données et des analyses sérieuses ; la capacité à s’ouvrir à des mondes sociaux inconnus.

De quoi sont faites les journées d’un sociologue ?

Comme tout chercheur ou enseignant-chercheur, être sociologue, c’est faire plusieurs métiers. Pour ma part, je suis maître de conférences, c’est-à-dire que je suis un enseignant-chercheur. Statutairement, j’ai deux missions, je dois enseigner et faire de la recherche.

Chacune de ces tâches implique plusieurs activités !

Enseigner, c’est un ensemble de tâches. Cela consiste à préparer les cours ; afin qu’ils soient le plus complet possible, il faut mettre à jour les connaissances, en lisant des livres, des manuels, des articles ; il est nécessaire de se former à de nouvelles connaissances, à de nouvelles méthodes. Enseigner, c’est aussi préparer les évaluations puis les corriger ! En tant que maître de conférences, il est aussi très fréquent de coordonner un cours, en assurant, par exemple, des cours magistraux et de confier les travaux dirigés à d’autres enseignants. Enseigner, c’est aussi accompagner et encadrer les étudiants. Pour ma part, la porte de mon bureau est toujours ouverte pour accueillir les étudiants, qu’il s’agit de conseille, d’orienter, d’épauler dans les premiers travaux de recherche. Au-delà de l’enseignement au sein de mon université, je suis également sollicité pour présider des jurys de baccalauréat, ou pour participer à des concours de recrutement de la fonction publique : cela me permet ainsi de voir d’autres mondes professionnels que le seul monde académique.

La seconde partie de mon travail consiste à faire de la recherche. Faire de la recherche, c’est produire des connaissances nouvelles. Comment ? Majoritairement, faire de la recherche, c’est écrire : la forme la plus commune en est les articles scientifiques1.

Pour produire ces travaux, il faut auparavant mener des enquêtes : il s’agit de collecter des données, de les analyser puis, enfin, de publier ses résultats. Lorsque je me suis intéressé à la démocratisation du transport aérien, j’ai ainsi dû d’abord faire une revue de littérature, c’est-à-dire que j’ai lu ce que les scientifiques, français comme étrangers, avaient écrit sur le transport aérien ; j’ai ensuite dû explorer les sources de données disponibles pour répondre aux questions que je formulaires ; une fois que je les ai obtenues, j’ai pu commencer à les analyser, en utilisant des logiciels d’analyses statistiques auxquels je me suis formé.  J’ai alors procédé à l’analyse et à la rédaction des résultats, que j’ai présentés à des collègues, afin d’avoir des retours critiques sur mes analyses. C’est à ce moment-là que j’ai pu rédiger un article scientifique, que j’ai proposé à une revue. Tout cela se réalise dans le temps long : entre mes premières pistes sur le transport aérien et la publication de l’article, se sont écoulées deux années (il faut être patient pour la recherche, comme pour l’enseignement !) !

Faire de la recherche, c’est aussi travailler en équipe, sous la forme de réponses à des appels à projets. Ce sont des subventions, versées par des organismes, publics essentiellement et privés, parfois, qui sont intéressés par une réponse scientifique, rigoureuse, à une question précise. Ces projets permettent d’obtenir des financements et des moyens supplémentaires, mais demandent un travail important :il faut constituer des équipes et monter une réponse à un appel ; il faut ensuite, évidemment, réaliser le travail de recherche et le présenter aux commanditaires. Par exemple, le ministère de la Justice a contacté un collègue et moi-même pour réaliser une étude sur les magistrats, portant à la fois sur leur recrutement et leur carrière. Un moment particulièrement stimulant a été de présenter nos travaux au cabinet de la ministre, entourés de magistrats qui discutaient de nos analyses ; notre expertise était vraiment attendue et a été attentivement écoutée, parce qu’elle s’intéresse à des questions cruciales pour la profession (plafond de verre, homogamie notamment)!

Faire de recherche ne serait pas utile, si les connaissances ne se diffusaient pas. Aussi, une partie importante du travail de recherche consiste à diffuser ses résultats auprès des pairs, dans des conférences, des colloques, des congrès et des séminaires. C’est un aspect agréable du métier que de rencontrer des collègues, en France comme à l’étranger, et de discuter.

On cherche aussi à diffuser les nouvelles connaissances auprès du public : il s’agit alors de faire des conférences publiques ; de répondre à des interviews ; de répondre à des curieux, qui sont tombés sur nos travaux et qui nous posent des questions souvent très intéressantes !

Enseignant-chercheur n’est pas un métier solitaire : on travaille avec des étudiants, avec des collègues, avec des personnels administratifs et d’appui de la recherche ; mais aussi de nombreux partenaires, du secteur public et du secteur privé

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