On évoque généralement la situation professionnelle des étrangers pour souligner les problèmes de discrimination, de chômage, les difficultés d'intégration, etc. Mais cette réalité a souvent tendance à éclipser la diversité des réponses apportées individuellement ou collectivement par les ressortissants étrangers aux difficultés bien réelles dans leur intégration sur le marché du travail.
Les craintes et pudeurs liées à ce sujet tendent à "brouiller" les distinctions nécessaires à l'étude de cette population. Par exemple, les droits des ressortissants communautaires sont de plus en plus proches de ceux des nationaux. Paradoxalement, les citoyens français d'origine étrangère (en particulier non communautaire) peuvent rencontrer des difficultés très proches de celles des individus étrangers.
Les étrangers dans la population active : quelques points de repère
Etrangers et immigrés : repères quantitatifs
D'un point de vue quantitatif, les immigrés représentent, en 1999[1] , 2,1 millions de personnes, soit 8,1% de la population active. Ils constituent en outre 12,5% des individus entrants sur le marché du travail par année durant la décennie 1990[2] . Leur pyramide des âges reflète bien les évolutions de la politique française d'immigration. En effet, l'INSEE souligne que depuis 1995, la proportion des immigrés des moins de trente ans a diminué. La proportion des plus de 60 ans a par contre augmenté : on constate donc un phénomène de vieillissement lié au durcissement des politiques d'immigration. Ce vieillissement touche différemment les hommes et les femmes, sans doute pour des raisons liées aux habitudes matrimoniales et au regroupement familial : les hommes sont plus nombreux entre 30 et 60 ans, et les femmes entre 25 et 50 ans.
La répartition par sexe souligne des phénomènes intéressants. En effet, la population immigrée compte à peu près autant d'hommes que de femmes. Cette égalité ne se retrouve pas sur le marché de l'emploi. Leur taux d'activité est plus faible, et le taux de chômage des femmes s'avère plus élevé. Elles ne représentent que 41% de la population active immigrée en 1999. Mais l'évolution est positive, le taux d'activité des femmes immigrées de 15 à 64 ans passant de 41% en 1982 à 57% en 1999.
Les conditions d'emploi
C'est en premier lieu en s'intéressant au taux de chômage que l'on peut comprendre la situation des immigrés. Ils représentent en effet 14,4% des chômeurs pour une proportion de 8,1% de la population active. Cette plus forte propension à être sans emploi touche toutes les catégories socioprofessionnelles. Plus touchés par le chômage, ils y restent en outre plus longtemps que l'ensemble de la population : ainsi, l'ancienneté moyenne des femmes immigrées au chômage est supérieure de 3,5 mois à celle de l'ensemble de la population.
Ensuite, c'est la répartition des emplois par catégorie socioprofessionnelle qu'il est nécessaire d'étudier. Les immigrés occupent des postes moins qualifiés que les français. Quatre immigrés sur dix ont des emplois non qualifiés. Par exemple, 44% des immigrés sont ouvriers. Parmi la catégorie des employés, leur proportion a tendance à se normaliser. La population immigrée est sous représentée dans les professions intermédiaires et intellectuelles supérieures, à l'exception de la catégorie artisans, commerçants, chefs d'entreprise.
Sur le plan des conditions d'emploi, les immigrés sont confrontés à une plus grande précarité. Ainsi, ils ont plus souvent des contrats temporaires (CDD et intérim) : les hommes immigrés représentent 13% des titulaires de CDD et 11% des intérimaires. On constate en outre que les immigrés sont plus touchés par le travail à temps partiel, et plus particulièrement les femmes. Quant aux niveaux de rémunération, ils sont inférieurs à la moyenne. Ceci s'explique pour l'essentiel par la nature des emplois occupés. La rémunération des hommes immigrés à temps complet équivaut à 89,9% de l'ensemble des hommes. Le salaire moyen des femmes immigrées à temps partiel ne représente que 76% du salaire moyen de l'ensemble des femmes à temps partiel. Mais à conditions d'emploi et de qualification équivalentes (poste, formation, expérience), l'INSEE indique que les différences de niveau de rémunération entre immigrés et français sont statistiquement négligeables.
Leur répartition au sein des différents secteurs d'activité met en avant des secteurs pour lesquels l'immigration s'est avérée indispensable afin d'assumer la croissance. Ainsi, la construction et l'automobile font travailler 45% des hommes immigrés. Les femmes, elles, s'avèrent très présentes dans les services aux particuliers, l'hôtellerie-restauration et les activités de nettoyage. L'ensemble de ces données souligne que la population étrangère ou d'origine étrangère connaît une situation économique globalement moins favorable que le reste de la population. Ces difficultés se manifestent lors de l'accès au marché du travail et prennent de nombreuses formes.
Les difficultés d'accès au marché du travail
L'accès au marché du travail s'avère en général plus ardu pour les étrangers. Près d'un quart du marché de l'emploi leur est interdit pour des raisons juridiques, ce qui peut expliquer non seulement leurs difficultés d'insertion sur le marché du travail, mais aussi leur concentration dans certains secteurs d'activité "ouverts".
Une partie du marché du travail fermée : les professions réglementées
On peut grossièrement considérer que la fermeture du marché aux travailleurs étrangers correspond à un quart de l'emploi total. Cette fermeture est très importante, et se révèle concentrée sur des aires particulières du marché du travail. En effet, les professions salariées du secteur privé ne présentent que de rares exemples d'interdiction. Les professions libérales, quant à elles, s'avèrent bien plus fermées : la profession d'avocat, par exemple, demeure quasiment interdite aux étrangers (qui peuvent cependant travailler pour des cabinets en tant que collaborateurs salariés).
Ce constat mérite cependant d'être nuancé par plusieurs arguments. En premier lieu, si la nationalité conditionne l'accès à certains emplois, la possibilité de devenir français (par voie de naturalisation) constitue une modalité de sortie de ce statut juridique contraignant et reste relativement accessible. Ensuite, parmi les étrangers, les citoyens communautaires bénéficient de droits plus étendus. En droit, seules les fonctions faisant intervenir des notions de souveraineté nationale leur sont interdites (police, armée, etc.). La jurisprudence tend par ailleurs à faire disparaître les différentes interdictions faites aux travailleurs communautaires d'exercer des emplois n'ayant pas d'implication en matière de souveraineté. Cette tendance devrait à l'avenir ouvrir certaines fonctions aux étrangers non communautaires, la fermeture du marché du travail français demeurant forte par rapport à d'autres pays.
Une ouverture conditionnée : l'indispensable autorisation administrative d'accès au travail
L'accès aux fonctions qui peuvent être exercées par des étrangers n'implique pas que leur recrutement se fasse sans formalités administratives pour les entreprises et les travailleurs. Si les formalités administratives ont quasiment toutes été supprimées pour les citoyens communautaires et ne constituent plus une entrave, la situation reste tout autre pour les étrangers non communautaires.
En effet, que ce soit pour effectuer des fonctions salariées ou non salariées, une procédure d'autorisation préalable est nécessaire. Pour les non-salariés, elle prend la forme de la carte de commerçant étranger. Les travailleurs salariés, pour leur part, doivent obtenir une autorisation de travail. Ces procédures sont parfois jugées persuasives par les entreprises et peuvent par conséquent constituer un handicap pour les travailleurs étrangers en recherche d'emploi.
On peut en quelque sorte considérer que les employeurs ne seront incités à rentrer dans ce type de procédure que pour répondre à un besoin de recrutement précis. Et cela correspond à l'esprit et à la lettre des textes du Code du Travail en la matière : la situation de l'emploi est opposable aux entreprises qui souhaitent recruter un étranger. Les administrations, afin de motiver leurs décisions, analysent les dossiers individuels à partir de critères statistiques d'ensemble (offre et demande de travail sur une profession) qui peuvent aboutir à une interprétation inadéquate du besoin économique des entreprises.
La question de la discrimination à l'embauche et dans l'emploi
Les formes de la discrimination sont nombreuses et relativement complexes à identifier. On citera en premier lieu le stigmate du nom à consonance étrangère sur le CV (curriculum vitae). Les pratiques de "testing" (technique consistant à envoyer des CV identiques avec un nom classiquement identifié comme français puis un nom identifiable comme maghrébin, asiatique, africain, etc.) ont montré que des employeurs opéraient parfois des "sélections" de ce type.
Le stade de l'entretien fait aussi ressortir plusieurs éléments de discrimination : la couleur de peau, les préférences religieuses, les accents dans la prononciation du français, etc. On notera d'ailleurs que les accents (ou traits de langage) des originaires de pays développés (par exemple anglais, allemand ou suédois) ont à l'inverse une connotation en général positive, et souffrent rarement de ces phénomènes.
Au niveau de la gestion des carrières, il est quasi impossible de s'appuyer sur des éléments concrets. Si les immigrés, à parcours et postes identiques, perçoivent des rémunérations relativement proches, on constate tout de même qu'il y a encore peu d'exemples d'intégration d'individus d'origine étrangère à des postes de Direction de grandes entreprises.
Afin d'inciter les entreprises à mener des actions "positives" en la matière, des partenariats ont pu être mis en œuvre. Ainsi, le FASILD (Fonds d'Action et de Soutien pour l'Intégration et la Lutte contre les Discriminations) s'est associé avec des sociétés comme Adecco afin de faciliter l'intégration de personnels étrangers ou d'origine étrangère dans des sociétés et de lutter contre les pratiques de discrimination.
Des stratégies diversifiées d'accès à l'emploi
Les atouts des immigrés sur le marché du travail
Les étrangers ont certes accès à moins d'emplois, mais disposent de ressources spécifiques constituant des atouts sur le marché du travail. Professionnellement, elles peuvent devenir des compétences, recherchées et appréciées des entreprises. Le premier exemple qui vient à l'esprit est en général celui de la langue : la maîtrise d'une langue rare est un "plus" dans un CV. Ceci correspond à un besoin fort, lié à l'internationalisation des entreprises. Les originaires de l'Asie et des pays de l'est sont recherchés par les entreprises qui souhaitent s'étendre sur ces marchés à potentiel.
Ils bénéficient aussi d'un réseau social et communautaire qui s'avère efficace pour trouver un emploi et développer des affaires. La solidarité des origines et appartenances constitue une importante ressource sociale. La diaspora chinoise ou la communauté turque en sont de bons exemples. La connaissance du pays ou de la culture du pays d'origine est une ressource culturelle qui prend le statut de compétence en milieu professionnel. Les travailleurs d'origine maghrébine sont souvent des interlocuteurs efficaces dans les activités d'export spécialisées dans les zones d'Afrique du Nord. Ils ont cependant des contraintes propres à ce statut qui les cantonne à certains secteurs d'activité et parfois à un rôle économique précis.
La prégnance de stratégies d'insertion communautaires
Le rôle économique des étrangers recouvre plusieurs dimensions. La première d'entre elles correspond à un rôle de "support" du développement économique du pays d'accueil : en s'installant en France, les étrangers représentent un apport en main-d'œuvre nécessaire à l'expansion de certains pans de l'économie. La période d'immigration des années 1960-70 a ainsi permis à l'industrie française (notamment automobile) ainsi qu'au secteur de la construction de trouver les ressources humaines nécessaires à sa croissance.
Ce premier rôle dissimule cependant un autre aspect du même processus. Au-delà de la seule dimension quantitative, il y a aussi une explication qualitative : les étrangers acceptent des fonctions que les Français refusent pour des raisons de rémunération, de conditions de travail ou de reconnaissance sociale. Ce qui était vrai dans les années 1960 l'est encore aujourd'hui : le secteur du BTP est une illustration de ce phénomène, avec une présence immigrée masculine importante. Pour les femmes, ce sont les entreprises de nettoyage qui en sont le symbole, bien que de nombreuses autres activités de services aux particuliers pourraient être mentionnées. Cela permet à ces secteurs de fonctionner correctement, et participe du maintien du système économique : les prélèvements obligatoires payés par les immigrés permettent au système social et fiscal de se financer.
Au-delà de ce rôle économique "par défaut", les ressources propres aux différentes communautés leur ont permis d'investir des métiers et secteurs particuliers, du fait de la force de leurs réseaux. La communauté d'origine chinoise s'avère très présente dans la distribution alimentaire, la restauration mais aussi la confection, la maroquinerie. Dans ces secteurs, la force des liens entre entreprises, ménages et travailleurs rend le système très efficace. Les migrants turcs en sont une illustration supplémentaire : leur présence est forte dans le secteur des voyagistes, des entreprises de BTP, transporteurs internationaux. Ces éléments confirment le fait que la mobilité internationale engendre une dynamique économique, mais aussi une dynamique entrepreneuriale, dont la base est ethnique ou religieuse.
Les étrangers bénéficient donc en quelque sorte de stratégies collectives liées à une appartenance communautaire qui leur apportent des services non marchands, liés à des systèmes d'entraide, de partage d'information et de logique de réseau propice à la pénétration et au développement de marchés ciblés. Ainsi, les réseaux associatifs se structurent en partie autour de bases communautaires qui fédèrent les différents acteurs. Ces réseaux se développent pour aider la création d'entreprises et l'emploi de personnes d'origine maghrébine, africaine, etc.
L'évolution du rôle des étrangers est liée au passage d'une immigration "quantitative" associée au cycle de croissance des trente glorieuses (nécessité de main-d'œuvre pour l'industrie et la construction) à une immigration fortement contrôlée. Il est possible que le retournement démographique à venir génère des besoins de main-d'œuvre qualifiée et enclenche une politique basée sur une logique d'immigration d'affaires, telle qu'elle a pu être mise en place au Canada par exemple.
Au-delà de l'économie : des stratégies à vocation sociale et identitaire
L'emploi, encore plus pour les étrangers que pour les autres populations, est un vecteur d'intégration sociale. L'obtention d'une position économique leur permet d'obtenir des droits sociaux (retraite, sécurité sociale), un pouvoir d'achat, etc. mais surtout une reconnaissance sociale et l'intégration au sein de réseaux de relations. Un travail donne en outre accès à la reconnaissance identitaire. Mais tous n'accèdent pas à cette forme d'intégration et de reconnaissance. Renaud Sainsaulieu[3] avait identifié des phénomènes de retrait mettant en lumière des situations de désengagement dans le monde du travail (faible investissement au travail mais aussi faible intégration sociale). Cet état de fait concernait surtout des immigrés à bas niveau de qualification occupant des emplois peu qualifiés, et serait a priori transitoire.
Pour répondre à un marché de l'emploi moins ouvert qu'il ne l'est pour les autres populations, les étrangers ont du s'investir plus fortement dans d'autres activités économiques plus libres d'accès. L'acte de création d'entreprise mérite à cet égard une attention toute particulière. En effet, on constate que les étrangers sont plus dynamiques en terme de création d'activité que l'ensemble de la population : en effet, ils représentent 10% des créateurs d'entreprise[4] selon une étude réalisée conjointement par l'APCE (Agence Pour la Création d'Entreprise) et MRH (Maghreb Ressources Humaines)…pour seulement 8,1% de la population active. L'évolution montre qu'ils sont de plus en plus nombreux à créer ces structures alors que le taux global de création a structurellement tendance à baisser.
L'activité économique dépasse alors la simple logique de création de richesse. Elle développe la potentialité d'intégration sociale, de socialisation. L'exemple de la création d'entreprise cité plus haut permet de mieux cerner cette logique. A ce titre, l'exemple des femmes immigrées créatrices d'entreprise est éclairant. Davantage fragilisées au regard de l'emploi, elles tendent plus à créer des entreprises en vue de l'acquisition d'un statut ou d'un emploi que dans un objectif d'enrichissement. Cette affirmation est moins vraie pour les hommes, pour lesquels on constate une normalisation de l'acte de création par rapport aux "nationaux". Les secteurs d'activité dans lesquels les immigrés créent leur entreprise tendent à se "normaliser" : auparavant plutôt concentrés dans les secteurs de la construction, la restauration, le commerce de proximité, etc. ils investissent désormais tous les secteurs de l'économie (activités de services, professions libérales, métiers industriels, etc.). L'étude APCE / MRH citée plus haut conclut d'ailleurs à la disparition de tout "déterminisme ethnique" en matière de création d'entreprise.
Conclusion
Il est possible d'affirmer que les stratégies collectives développées par les immigrés constituent une forme de réponse aux problèmes de fermeture du marché du travail. C'est par la force des réseaux, la concentration dans certains secteurs d'activité, etc. qu'ils peuvent compenser les importants handicaps qu'ils rencontrent sur le marché du travail.
On constate en parallèle un phénomène de normalisation de la répartition par secteur et par catégorie socioprofessionnelle. Bien que cette répartition reste marquée par l'histoire, des signes de progrès apparaissent. Cette intégration par l'activité économique demeure à ce jour le moyen d'intégration le plus efficace des étrangers au sein de la société française.
[1] Données issues du recensement, INSEE Première 717, "L'emploi des immigrés en 1999", Suzanne Thave, mai 2000.
[2] Données issues du rapport Héran.
[3] Dans son ouvrage L'identité au travail publié en 1977, cf. édition de 1988, Presses de Sciences Po.
[4] Cf. Etude APCE / MRH A Consulter sur : http://www.apce.com