Depuis le début du XXI° siècle, la hausse du marché immobilier a été sensible partout en Europe et spécialement en France. On peut a priori déceler deux impacts majeurs et contradictoires de cette hausse sur la croissance. En négatif, l'importance des sommes à mobiliser pour acquérir des biens immobiliers est telle que les ménages doivent restreindre la consommation d'autres biens. En positif, les ménages peuvent tenir compte de la hausse de la valeur de leur patrimoine dans leur décision de consommation. C'est ce que l'on appelle l'effet de richesse. Comme souvent, l'analyse strictement économique n'est pas indépendante des structures juridiques et des habitudes sociales. Sont en jeu, dans cette approche, la possibilité de mobiliser des liquidités en contrepartie d'un capital de valeur croissante d'une part, les pratiques culturelles qui intègrent la relation à la dette d'autre part. C'est ainsi que les pratiques américaines supposeraient, pour être adoptées, une double mutation. Le pas n'a pas été franchi, en France, d'une modification des règles du refinancement hypothécaire. Sans doute les risques en cours aux Etats-Unis peuvent-ils expliquer cette prudence.
L'effet richesse : de la théorie aux institutions
La théorie du revenu permanent et l'effet richesse
Le déterminant principal de la consommation est évidemment le revenu. C'est le fondement de la réalité économique au temps de J. M. Keynes et c'est évidemment ce qu'il a théorisé. Néanmoins, au fur et à mesure que les économies se développent, une proportion croissante de ménages dispose d'un patrimoine mobilier et immobilier. La question qui se pose consiste à savoir si la possession de ce patrimoine a une influence sur la consommation. M. Friedman démontrera que tel est bien le cas en opposant le concept de revenu permanent à celui, plus traditionnel, de revenu courant. Concrètement, le revenu permanent correspond à la somme qu'un ménage peut consommer sans modifier la valeur de son patrimoine. Il s'agit donc de savoir si" l'effet de richesse" influence ou non la consommation, à la hausse – lorsque la valeur des actifs s'accroît, comme à la baisse. Or, depuis l'année 2000, on a assiste au krach de la bulle Internet bientôt suivi d'une hausse très sensible du prix des actifs immobiliers. Quelle a pu être l'influence de ce double mouvement sur la consommation des ménages (D01)?
Les mécanismes institutionnels qui conditionnent l'effet de richesse
Le lien entre la détention du patrimoine et le niveau de consommation des ménages dépend de l'existence d'instruments financiers permettant de mobiliser le patrimoine pour obtenir des liquidités destinées à la consommation. Le comportement des banques, les instruments financiers qu'elles proposent et la législation en vigueur déterminent l'ampleur des effets de transmission entre patrimoine et consommation.
En premier lieu, et de manière très simple, la pratique du crédit à taux variable renforce la réactivité des canaux de transmission entre la politique monétaire et la consommation (D02). En effet, lorsque les taux sont fixes, une augmentation de taux ne touche que les nouveaux acquéreurs. Au contraire, en cas de taux variables, les ménages doivent consacrer davantage de leurs ressources à rembourser leur emprunt immobilier. Ils vont donc diminuer leur consommation présente. L'inverse est évidemment vrai en cas de baisse des taux.
Ensuite, un ménage qui dispose d'un patrimoine mobilier et qui souhaite acquérir un bien durable a le choix entre liquider une partie de son patrimoine immobilier pour réaliser cette opération d'achat ou conserver son patrimoine en empruntant la somme nécessaire à son acquisition. La comparaison entre le coût du crédit et le rendement attendu du patrimoine est normalement le critère de décision entre les deux modes de financement… sous réserve évidemment du risque inhérent à une telle opération.
Enfin, et c'est le cœur du sujet, le système américain permet de pratiquer "l'extraction hypothécaire", c'est-à-dire de déconnecter partiellement le montant investi dans une opération immobilière et la somme gagée sur cette opération. Pour ne prendre qu'un exemple, un ménage peut obtenir une nouvelle avance au titre sur un bien immobilier déjà hypothéqué. Cela peut se comprendre dans la mesure où l'hypothèque ne diminue pas au fur et à mesure des remboursements de prêts. (D03) D'après une estimation de la BRI pour les Etats-Unis, le refinancement hypothécaire aurait représenté 150 milliards de dollars en 2001, contribuant ainsi pour 10 à 25% à l'accroissement de la consommation en 2001 dans ce pays.
Evaluation de l'effet de richesse
L'impact des prix de l'immobilier sur la consommation des ménages – l'importance des effets richesse – varie d'un pays à l'autre : l'une des explications serait à trouver dans les différences de financement de la consommation et notamment dans l'existence de mécanismes de refinancements hypothécaires, mais aussi la part des ménages propriétaires de leurs logements.
Un effet de richesse certain…
L'impact de l'effet richesse est validé par l'analyse empirique dans beaucoup d'économies développées. Aux Etats-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en Australie et aux Pays-Bas, la propension marginale à consommer la richesse immobilière serait de 0,05 à 0,08 : cela signifie qu'un accroissement de 1 milliard d'euros de la valeur du patrimoine immobilier des ménages se traduirait par un accroissement de 50 à 80 millions d'euros de leur consommation. Il est à noter que l'effet richesse immobilière est près de deux fois supérieur à l'effet richesse financière (de l'ordre de 0,08 contre 0,045) : une hausse des prix de l'immobilier a un impact deux fois plus important qu'une hausse boursière sur la consommation des ménages (D05). Cette différence est en partie imputable à la plus grande diffusion dans la population du patrimoine immobilier.
… Accentué par l'importance de la propriété immobilière
Une étude de l'OCDE (Housing markets, wealth and the business cycle, 2004) semble confirmer que l'impact du patrimoine immobilier des ménages sur la consommation est plus fort là où le marché du crédit hypothécaire est le plus développé et le plus sophistiqué. En effet, le canal de transmission entre patrimoine et niveau de crédit (et donc de consommation, et en conséquence de croissance) est inégal selon les pays comme l'illustre l'inégal recours au crédit hypothécaire (D04). Les différences s'expliquent par les comportements d'épargne différents, la démographie, la structure bancaire et celle du marché immobilier. La question de la déductabilité fiscale des intérêts hypothécaires est également déterminante (Etats-Unis, Danemark, Pays-Bas). La plus ou moins grande facilité juridique ou administrative de recours aux sûretés réelles joue sans doute un grand rôle dans le développement du recours au crédit hypothécaire.
De l'effet de richesse à la croissance économique
Des conséquences sur la croissance discutées
Si l'effet de richesse existe, l'accroissement significatif de la richesse immobilière doit normalement stimuler la croissance. L'exemple américain, pour être prototypique, n'en reste pas moins discutable. D'un côté, la richesse immobilière a progressé de 8,8% en 2002 et 2003, 12,6% en 2004 et 13,6% en 2005 : au total, elle affiche une hausse de 62% par rapport à 2000, contre 17% pour la richesse financière (cf. une étude de la BNP Paribas disponible surhttp://www1.arval.fr/fre/HOMEPAGE/9752.html). De l'autre, l'ampleur de cette évolution sur la croissance est réel mais discuté : une étude récente de Vladimir Borgy (CEPII) estime à 0,8% la contribution de la valorisation de l'immobilier à la croissance ; au contraire, pour la Fed, l'impact de l'effet de richesse est moindre car il peut être utilisé à la fois pour consommer… et pour se désendetter !
Du fait d'un usage diversifié des ressources tirées de l'extraction hypothécaire
En effet, l'influence de l'effet de richesse sur la croissance peut être relativisée en raison de l'utilisation des liquidités tirées de l'extraction hypothécaire. Les ménages qui procèdent à une extraction hypothécaire ne consacrent néanmoins pas l'ensemble des liquidités à leur consommation. D'après une étude de l'Université du Michigan pour le compte de la Federal Reserve Bank américaine, les ménages ayant procédé à une extraction hypothécaire ont utilisé ces fonds pour :
· Rembourser d'autres dettes : 26%
· Améliorer leur logement : 35%
· Consommer : 16%
· Investir (dans les domaines financiers, dans l'entreprise, dans l'immobilier) : 21%
· Payer leurs impôts
La part de la consommation serait donc réduite. Sur la base de la même étude et de calculs complémentaires, le Federal Reserve Bank estime à 0,25% le surcroît annuel de consommation attribuable aux refinancements hypothécaires (0,5% en incluant dans la consommation la moitié du poste amélioration du logement, en considérant qu'une partie de ces dépenses concerne des biens de consommation).
Avec des risques réels de retournement
Quoiqu'il en soit, un coup d'arrêt à la hausse des prix de l'immobilier, passée depuis la fin 2005 de 10% à moins de 2% en glissement annuel, épuiserait les effets de la richesse immobilière sur la demande des ménages (extraction de sommes destinées à la consommation sur des biens de mieux en mieux valorisés). Par rapport aux dernières années, cela amputerait la croissance de la consommation.
En France, en Allemagne, en Italie ou au Japon, à l'inverse, l'effet richesse serait moins évident en l'absence de canaux de transmission : le lien entre variation de la valeur du patrimoine immobilier et consommation (corrélation) semblerait moins robuste.
L'effet richesse en France
Le patrimoine des Français est essentiellement immobilier…
Selon une étude de l'Insee, le patrimoine des ménages français a augmenté de 82% entre 1995 et 2003, atteignant 6 351 milliards d'euros à cette date : cette progression s'explique essentiellement par la hausse des prix de l'immobilier. Les trois quarts de cette hausse s'expliquent par l'augmentation de la valeur des terrains bâtis et des logements. Les terrains représentent en effet 35% du patrimoine national, les logements 32% et les autres bâtiments et ouvrages de travaux publics 17%, le reste étant constitué par les machines et équipements, les stocks et les actifs incorporels (brevets, fonds de commerce...). Sur la période 1995-2003, la valeur du patrimoine des seuls ménages a progressé de 82% et représentait fin 2003 plus de six années de revenu disponible brut contre 4,5 années sur la période 1995-1997.
… mais la France a peu développé le crédit hypothécaire
L'effet richesse ne joue pas en France comme dans les pays anglo-saxons en raison de l'absence de mécanismes de recharge hypothécaire. Le crédit hypothécaire est peu développé en France pour des raisons culturelles et juridiques : le ration dette hypothécaire résidentielle/PIB n'atteint que 24% en France contre 60% au Royaume-Uni et aux Etats-Unis ou même 80% aux Pays-Bas (OCDE, 2004). La France a développé un système de garantie alternative, la caution, c'est-à-dire l'engagement pris par un tiers de payer la dette de l'emprunteur défaillant. Accordée par une personne physique (par exemple un membre de la famille de l'emprunteur) ou par des établissements spécialisé (mutuelles de la fonction publique), la caution constitue donc une réelle alternative à la garantie hypothécaire. La nature des garanties privilégiées par les banques varie selon la nature des établissements (D06) mais, en France, la préférence pour la caution contre la sûreté (l'hypothèque) ainsi que le faible recours aux taux variables explique le faible développement des mécanismes d'extraction hypothécaire. Cette particularité permet d'expliquer la moindre réactivité de l'économie française aux baisses de taux et aux variations de conjoncture.
L'effet de richesse passe alors par les plus values réalisées
Malgré la faiblesse de l'extraction hypothécaire, l'OFCE estime que l'effet de richesse se manifeste aussi en France. Deux mécanismes peuvent être mis en lumière. D'abord, l'accroissement du prix de l'immobilier entraîne une augmentation des transactions en partie pour réaliser des plus-values ; celles-ci peuvent être utilisées, au moins partiellement, pour la consommation. Ensuite, les banques peuvent accroître leurs prêts lorsqu'elles savent le rôle de bouclier ultime que représente la propriété immobilière (cf. rapport Bourdin, p. 62-64).
Conclusion
Les fluctuations de la valorisation du patrimoine immobilier a un impact sur la consommation des ménages via le canal de l'endettement. Exprimée par Milton Friedman dans la théorie du revenu permanent, l'ampleur de cet "effet richesse" est discuté et varie selon les économies en fonction de la plus ou moins grande souplesse des instruments financiers permettant une transmission entre patrimoine et liquidités disponibles (crédit et rechargement hypothécaire). En France, malgré le faible recours au crédit hypothécaire, les faits semblent montrer que l'effet richesse existe mais dépend largement du comportement des banques.
L'importance prise par le crédit hypothécaire aux Etats-Unis suscite néanmoins des inquiétudes relatives au risques systémiques qu'il ferait courir à l'économie : en effet, d'après certains économistes, les banques, utilisant des montages liant prêts à taux variables et remboursement différé du capital ont pu prêter jusqu'à 110% de l'acquisition sous-jacente. Cette pratique n'est viable que si la hausse du marché se poursuit. Si le marché se retourne (les taux de la Fed sont passés de 1 à 5,25% en deux ans et les prix de l'immobilier stagnent), une grave crise de défaut de paiement pourrait se produire dans laquelle près de 2,2 millions de foyers américains perdraient leur logement.
Le développement de l'extraction hypothécaire permet certes de soutenir la consommation mais doit se développer dans le respect de règles prudentielles strictes.
Sources
Site de la European Mortgage Federation: www.hypo.org
BUCHANAN Mike et FIOTAKIS Themistoklis, “House prices: a threat to global recovery or part of the necessary rebalancing?”, Global Economic Paper n°114, 15 juillet 2004.
BOURDIN Joël, " Rapport d'information du Sénat sur l'accès des ménages au crédit en France", n°261, session 2005-2006, disponible sur http://www.senat.fr/rap/r05-261/r05-2610.html
BOURQUARD Joelle, ROSTAND Christine (Inspection générale des services judiciaires), JACHIET Nicolas, CHAMPAGNE Valérie, de MALLERAY Pierre-Alain, (Inspection générale de finances), Rapport d'enquête sur l'hypothèque et le crédit hypothécaire, novembre 2004, disponible sur http://www.finances.gouv.fr
CANNER, DYNAN, PASSMORE (2002), “Mortgage refinancing in 2001 ad early 2002”, Federal Reserve Bulletin, December
Van der Putten Raymond (2006), “Royaume-Uni : les liens entre prix de l'immobilier et consummation”, EcoWeek, BNP Paribas, 30, p. 4-7