Une nécessaire clarification des termes
Examinons en premier lieu le sens de ces termes. Mot à la mode depuis les années 1990, la mondialisation – qui aurait débuté au dernier tiers du XIXe siècle - est devenue depuis un concept certes vaste, mais qui peut être circonscrit de la manière suivante : si l’on s’en tient à une dimension strictement économique, il désigne une intégration économique mondiale comprenant l’internationalisation des échanges de biens et services et des capitaux à la faveur d’un démantèlement des frontières physiques et réglementaires. Ce mouvement dominant, qui a également favorisé le déplacement des populations (migrations internationales), a concouru à l’émergence d’acteurs mondiaux que sont les firmes transnationales et à une intensification de la concurrence.
En revanche, la notion d’inégalités, même limitée à l’examen de la disparité des revenus, mérite qu’on s’y arrête plus longuement. En effet, l’on comprend intuitivement qu’il s’agit de différences jugées de plus en plus illégitimes dans un monde où la circulation rapide et peu coûteuse de l’information favorise les interconnections entre citoyens plus avertis. Ainsi, le rapport sur le développement humain du PNUD de 2003 prenait des accents tocquevilliens en indiquant que « les individus prennent de plus en plus conscience des inégalités dans le monde. Ils ne se comparent plus seulement à leurs concitoyens : ils sont désormais également sensibles aux disparités internationales. Ces disparités n’en sont que plus douloureuses et dangereuses. Afin que ces tensions s’apaisent, il est impératif que la vague du développement touche tous les pays ».
A ce stade, il convient de préciser quels sont les points de comparaison. A cet égard, les travaux des économistes de la Banque Mondiale F.BOURGUIGNON et C.MORRISSON datant de 2002 font référence par leur effort de clarification 1 : ils distinguent trois niveaux d’analyse possibles. On désigne d’abord par inégalités internationales , l’examen des écarts de niveau de vie moyen par habitant entre pays. Si la démarche consiste à s’intéresser aux inégalités au sein de chaque pays entre catégories aisées et démunies, alors il s’agit des inégalités dites « internes », mesurées à partir des quantiles. Enfin, pour obtenir une vision de l’évolution de l’inégalité interpersonnelle entre tous les citoyens du monde, quel que soit leur pays d’origine, on examine les « inégalités mondiales » qui combinent inégalités internes et internationales.
Des inégalités internationales en diminution …
Si l’on se cantonne dans un premier temps à l’examen des inégalités internationales, on observe, avec l’étude précédemment citée, une hausse des écarts de PIB par habitant moyen en parité de pouvoir d’achat depuis 1820 : le revenu par habitant de l’Europe occidentale était à cette date 2,9 fois supérieur à celui de l’Afrique ; il passe à 13,2 en 1992. Autres calculs, ceux de l’économiste Jean GADREY, repris sur le site de l’Observatoire des inégalités 2 : en classant en 2004, d’un côté les pays qui dépassent 29 000 $ en PPA – soit 18 pays, dont la France - et de l’autre, ceux qui se situent en-dessous de 1800 $ PPA – essentiellement situés en Afrique subsaharienne - (soit respectivement 10% de la population mondiale à cette date), on obtient un rapport de 33,5 contre 23,9 en 1995 … Les écarts auraient donc tendance à se creuser. Mais, ces données se révèlent beaucoup trop globales pour permettre l’analyse. En effet, la croissance du revenu moyen de certains pays en développement comme la Chine et l’Inde qui, à eux seuls, représentent 37,5 % de la population mondiale, a nécessairement plus d’impact que celle d’autres petits pays. Un indicateur synthétique d’inégalité est donc créé en pondérant le PIB/habitant de chaque pays par son poids relatif dans la population mondiale.
Celui-ci montre un mouvement inverse : un net ralentissement des inégalités depuis le milieu des années 1950. Qui croire ? En fait, il est admis que les disparités économiques déclinent entre les pays à revenu intermédiaire (pays émergents) et les pays les plus riches en raison de taux de croissance systématiquement supérieurs des premiers sur les seconds. Un phénomène de rattrapage, concernant en particulier l’Asie du Sud-Est, s’est mis en marche. Les pays les moins avancés restent en marge de cette progression mais depuis 2005, mais on constate là aussi un léger changement de tendance selon les chiffres de la Banque Mondiale. Comme l’indique l’économiste cité en introduction, les dix dernières années (2000-2010) ont été marquées par une croissance mondiale de 25 % du PIB par habitant, de 11 % pour les pays à revenus élevés, mais de 63,5 % pour les pays à revenus intermédiaires et de 41 % pour les pays à faibles revenus. A la faveur de la crise financière à laquelle les pays occidentaux ont dû faire face depuis 2007, la convergence des niveaux de vie est une vision qui reprend de la vigueur. Elle s’accompagne d’une diminution de la pauvreté absolue : le taux d’extrême pauvreté (population vivant avec moins de 1.25 $ par jour) a diminué de moitié entre 1981 et 2008 (de 52.2 % à 22.4 % d’une population mondiale pourtant en hausse) essentiellement en raison du développement de l’Asie de l’Est. Cependant, beaucoup de précautions s’imposent : le PIB par habitant n’est pas nécessairement un indicateur fiable dans le contexte des pays en développement, souvent caractérisés par une économie informelle hypertrophiée (jusqu’à la moitié de la production totale parfois), ce qui tendrait à surestimer les écarts de niveau de vie. En outre, il ne constitue qu’une moyenne … parfois très éloignée de la réalité du vécu des populations pauvres des pays en question. Toutefois, S.Kuznets nous enseigne, depuis les années 1950, au travers de sa courbe dessinant un « U inversé » que les inégalités internes devraient décroître à mesure que la croissance se déploie.
... sous l’effet de la mondialisation ?
Le décollage des économies asiatiques fait généralement figure d’exemple. Au moment où le débat régulationniste entre l’ouverture de la « périphérie » aux économies du « Centre » par le commerce international et le développement autocentré (Algérie, Mexique) faisait rage, quelques petits Etats d’Asie de l’Est comme la Corée du Sud optent pour un développement extraverti, fondé sur une promotion massive des exportations et l’ouverture mesurée aux Investissements Directs à l’Etranger (IDE). En concentrant leurs activités sur leur avantage comparatif issu d’une main-d’œuvre abondante, peu coûteuse et flexible, ils se lancent dans la production de biens manufacturés d’abord à faible valeur ajoutée (textile, électroménager grand public) bouleversant ainsi la Division Internationale du Travail traditionnelle. Au-delà, le « miracle asiatique » doit aussi beaucoup à la poursuite du développement par une stratégie volontariste de « remontée de filières ». Comme l’énonce la théorie libérale du commerce international, l’allocation des ressources devient alors optimale, la concurrence s’intensifie et amène à une réduction des prix. L’accès au savoir et à la technologie se diffuse au moyen des joint-ventures constitués avec les FTN occidentales ou à l’envoi de travailleurs migrants dans les zones-clés (on sait par exemple que la firme Samsung s’est installée dans la Silicon Valley pour développer son pôle informatique alors qu’elle n’était que fabricant de postes de radio). L’intégration de ces pays aux circuits financiers internationaux permet également de dépasser les limites de l’épargne locale et de financer les investissements massifs des pays à cette époque. Enfin, la mondialisation est fréquemment vantée comme constituant un facteur de transparence obligeant les institutions à plus de rigueur et favorisant l’efficacité économique.
Fin de l’histoire ? En réalité, l’exemple de ces pays peut être lu différemment et la littérature économique au sujet du lien entre mondialisation et inégalités est loin de l’unanimité. Pour résumer, il semble que l’ouverture commerciale ne soit pas nécessairement facteur de croissance car il est difficile de dissocier cette stratégie de toutes les mesures de politique économique qui l’ont accompagnée : les Etats concernés ont mené une politique industrielle de grande envergure, tournée vers l’innovation et la recherche. Ils l’ont accompagnée d’un effort massif en éducation des populations. Ainsi, est-ce la mondialisation ou le progrès technique rapide de ces pays qui a joué un rôle majeur ? C’est une question sur laquelle nous reviendrons dans le contexte des pays développés. En outre, la mondialisation, dans les dimensions présentées ci-dessus, n’a pas que des effets positifs : là encore, les pays asiatiques en ont été témoins lors de la crise de 1997, les flux de capitaux privés peuvent favoriser la spéculation et connaître un reflux massif, extrêmement déstabilisant pour les économies les plus vulnérables. En réalité, il existerait des « effets de seuil » 3 : un niveau minimal de richesse apparaît nécessaire ex ante pour qu’une économie puisse tirer parti de la mondialisation, associant aux flux d’investissement entrants des ressources humaines locales efficaces et en se spécialisant dans les échanges intra-branches.
Une mondialisation accusée de limiter la hausse des salaires et de créer du chômage dans les pays développés
Intéressons-nous à présent aux inégalités internes…
Alors que la croyance dans une moyennisation des sociétés s’installe, nombreux sont les économistes qui s’accordent à constater a posteriori une rupture historique dans la tendance à l’homogénéisation des niveaux de revenus en Europe ou aux Etats-Unis à partir des années 1980. Un rapport récent de l’OCDE effectuait un « tour d’horizon des inégalités croissantes de revenus » 4 . En utilisant la mesure standard internationale des inégalités de revenus qu’est le coefficient de Gini compris entre 0 (degré d’inégalités nul) et un (degré d’inégalités élevé, tout le revenu est capté par un seul individu), l’OCDE montre une progression de près de 10 %. En moyenne, le coefficient est en effet passé de 0,29 dans les années 1980 à 0,316 à la fin des années 2000. Mais l’hétérogénéité reste grande au sein de ce groupe : les Etats-Unis ou le Royaume-Uni ont connu les premiers une montée des inégalités dès la fin des années 1970 quand d’autres pays, plus modestes comme la Turquie ou la Grèce, ont réussi à les réduire. La France ou la Hongrie stabilisent, elles, leur situation. Au total, les pays de l’OCDE semblent converger vers un niveau d’inégalités de revenus (coef. de Gini > 0.3) plus élevé. Au demeurant, la croissance récente des inégalités internes est généralisée : en Chine, selon l’OCDE, l’indice de Gini a augmenté de 70 % entre 1985 et 2007, atteignant 0.425.
Quelles forces motrices ont été à l’œuvre pour provoquer un nouveau creusement des écarts ?
La mondialisation apparaît comme l’un des principaux coupables désignés : par l’accroissement des échanges commerciaux de biens et services, les travailleurs les moins qualifiés sont mis en concurrence avec ceux des pays à bas salaire et voient leurs conditions de travail et de revenus se dégrader quand les firmes transnationales n’hésitent plus à « déterritorialiser » leurs centres d‘activité. C’est bien ce qu’enseigne le théorème Heckscher-Ohlin-Samuelson : les échanges conduisent à une égalisation du prix des facteurs, porteuse de convergence des revenus. A l’inverse, les travailleurs les plus qualifiés ont bénéficié des gains de productivité occasionnés par l’accroissement de la taille du marché des entreprises. Ainsi, le prix Nobel américain Paul Krugman déclare en 2007, à l’inverse de son positionnement précédent dans La mondialisation n’est pas coupable , que l’arrivée de géants tels que la Chine dans le rang des grandes nations exportatrices ne pourra pas être sans effet sur de grandes économies développées telles que les Etats-Unis. L’on comprend qu’au-delà de la stagnation des salaires, les travailleurs peu qualifiés devront faire face à un chômage croissant, supérieur aux autres catégories, donc porteur d’inégalités. En France, le débat sur la désindustralisation de l’économie s’installe en ces termes : les pertes d’emplois liées à la mondialisation selon l’Insee sont estimées en 2010 à 13 500 par an entre 1995 et 2001 puis à un bilan plus lourd de 36 000 par an entre 2000 et 2005.
Mais là encore, la mondialisation peut-elle être tenue pour seule responsable ? En France, les gains de productivité réalisés par les entreprises ont un impact 14 fois plus importants sur les emplois … Le progrès technique, éternel adversaire supposé de l’emploi depuis les révolutions industrielles, est aussi à prendre en considération dans une réflexion globale sur les inégalités de revenus. L’impact des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) est souvent considéré comme biaisé en faveur des travailleurs qualifiés, plus aptes à les maîtriser et à les intégrer dans leur activité afin de gagner en productivité. Elles risquent inversement de diminuer les besoins en main-d’œuvre peu qualifiée. Seules les actions spécifiques des Etats en faveur de ces salariés peuvent limiter ces effets négatifs. A cet égard, la régulation institutionnelle semble très limitée. Comme le montre Dani RODRIK 5 dans un ouvrage récent datant de 2011, il existe un triangle d’incompatibilités : on ne peut avoir à la fois une hypermondialisation (intégration maximale des économies), des Etats-nations qui conserve une souveraineté nationale en termes de décisions économiques et la démocratie. En somme, les Etats devront pencher soit vers la satisfaction des intérêts économiques de géants internationaux comme les FTN soit vers le maintien de la protection sociale, des emplois…
En conclusion, quel impact le mouvement de mondialisation a-t-il sur les inégalités mondiales ? Un lien empirique et théorique incertain…
Si les inégalités internationales diminuent depuis quelques années, les inégalités internes reprennent toutefois leur ascension rendant complexe le diagnostic à établir quant aux inégalités mondiales, visant à comparer chaque citoyen sans tenir compte des frontières. Les enquêtes disponibles tendent cependant vers une hausse de la disparité des revenus, parallèle cependant à une baisse massive de la pauvreté absolue. La Banque Mondiale indique en effet en 2011 avoir atteint son objectif de réduire de moitié d’ici à 2015 la population mondiale dont le revenu est inférieur à 1,25 $ par jour (1er objectif du Millénaire). Elle impute cela essentiellement aux effets positifs de filets de protection minimale (comme ceux qui existent au Brésil), nécessaire rempart dans un univers économique international qui ne semble pas pouvoir s’engager dans la voie de la « démondialisation » comme certains le proposent…
Note
- F.BOURGUIGNON, C.MORRISSON, « Inequality among world citizens : 1820-1992 », American Economic Review , vol. 92, n° 4, septembre 2002.
- J.GADREY, "Le baromètre des inégalités dans le monde", Observatoire des inégalités , 18 avril 2007.
- F.NICOLAS, « Mondialisation et inégalités Nord-Sud », Cahiers français , n° 305, La documentation française, novembre-décembre 2001, pp. 34-39.
- OCDE, « Tour d’horizon des inégalités croissantes de revenus dans les pays de l’OCDE : principaux constats », www.oecd.org/els/social/inegalite .
- Christian CHAVAGNEUX, « La tentation de la ’démondialisation’ », Alternatives économiques, n° 303, juin 2011.