Si les étoiles sont restées accrochées au ciel… depuis, le marché des produits dérivés a été créé. Et pour cause, le flottement des monnaies a accru le risque de change ; les chocs pétroliers ont fait varier avec force les cours des matières premières ; la déréglementation financière a facilité les mouvements de capitaux ; la mondialisation a intensifié le degré de concurrence. Le niveau d’incertitude s’est renforcé et les risques présents sur les différentes places se sont accumulés. Les acteurs économiques ont souhaité se protéger des aléas. Il a fallu faire preuve d’innovation. La création du marché des produits dérivés a répondu à cette demande.
L’innovation financière : pourquoi ?
L’acteur financier dispose d’un portefeuille de titres - actions, obligations, bons du trésor… - auxquels est associé un certain rendement. Plus les produits financiers possédés sont risqués plus leur rendement est élevé. La gestion du patrimoine suppose de diversifier le risque tout en cherchant à maximiser le rendement du portefeuille. Or, l’un ne va pas sans l’autre. Augmenter le risque, c’est augmenter le rendement ; le réduire, c’est baisser la création de valeur.
Ainsi, l’acteur financier est contraint à l’arbitrage. Il y a, cependant, un moyen de transformer cette contrainte en opportunité: l’innovation financière. La création d’un nouveau produit permet, pour chaque niveau de risque, d’y associer un rendement plus important, ou bien, pour chaque rendement, un moindre risque. [2]
Qu’est-ce qu’un produit dérivé ?
Les produits dérivés relèvent de contrats financiers négociables dont la particularité est de créer un droit sur un actif sous-jacent : une devise, une matière première, un taux, une action, une obligation, un indice boursier. Ils permettent d’acquérir, à une date donnée, pour un certain prix, une quantité définie de l’actif en question. Les échanges ont lieu sur le marché des produits dérivés. Il est organisé par des entreprises de marché - comme le LIFFE filiale de NYSE Euronext. Les produits financiers dérivés font partie des innovations financières. Leur fonction consiste en la réallocation optimale des risques dans une collectivité. Les aléas sont inhérents à l’activité économique. Brusquement, le dollar peut chuter, réduisant les recettes d’exportation d’une firme multinationale implantée sur le territoire américain ; l’étonnante incapacité d’un débiteur à rembourser sa dette peut poser des problèmes de liquidité à un organisme de crédit ; la forte hausse des cours du pétrole peut accroître les coûts de production d’un sous-traitant… Les produits dérivés organisent le transfert de ce qui par définition ne peut être maîtrisé: le futur. Ils offrent de s’assurer contre le risque. Sur les marchés financiers, des acteurs l’ont en aversion. La firme exportatrice, l’organisme de crédit, le sous-traitant souhaitent s’en défausser. Mais d’autres acteurs ont un goût du risque : les spéculateurs. Ils le recherchent pour en tirer profit. Les spéculateurs vont parier sur l’état futur de l’économie. Sur le marché des produits dérivés, une offre de risque se confronte à une demande de risque. Les firmes vendent du futur. Les spéculateurs l’achètent. L’objectif des firmes est de se couvrir d’un aléa qui pourrait réduire la valeur de leur flux de revenu tandis que les spéculateurs - guidés par leur flair ou les informations collectées -, espèrent réaliser une plus-value. Si leurs anticipations les rendent capables de distinguer le bon risque du mauvais risque, les spéculateurs augmentent la performance de leurs portefeuilles. La dotation en produits dérivés assure une hausse du rendement des actifs possédés, sans prise de risque supplémentaire. En cela, il y a innovation. Cette dernière profite à l’offreur de risque : la firme qui se couvre, comme au demandeur : le spéculateur qui augmente ses gains.
Quelles en sont les gammes ?
Trois sortes d’instruments sont à distinguer : les futures, les options, les swaps. [3] Les futures ou contrats à terme sont des titres où deux parties s’engagent à réaliser une transaction sur actif à une date déterminée. Le sous-jacent est un contrat à terme. Au contraire d’une opération classique à livraison différée où les parties concluent un marché de gré à gré, les futures sont des produits financiers standardisés. Cette qualité leur permet d’être négociables. Ils peuvent être achetés et vendus à tout moment sur le marché des produits dérivés. Les futures sont liquides. Les options ou contrats conditionnels ont des caractéristiques similaires, sauf sur un point. A la différence des contrats à terme, il s’agit d’un droit d’acheter ou de vendre et non d’une obligation. Il est obtenu contre versement d’une prime au spéculateur. Ce droit peut être exercé. Il peut aussi ne pas l’être. Le principe est celui de l’option. Les swaps sont des contrats d’échange. Les acteurs présents sur le marché troquent des actifs : des devises, des taux, des crédits. Le transfert à lieu de gré à gré. Il s’agit d’une forme répandue de produits dérivés. Plusieurs contrats peuvent être distingués :
- Le swap de change consiste à échanger des devises entre établissements bancaires à des conditions et une période déterminée en évitant les coûts de transaction d’un contrat à terme (swap cambiste) ou bien à troquer entre firme domestique et firme étrangère des dettes libellées dans la monnaie de leur pays, de manière à bénéficier des meilleurs taux négociés par chaque firme (swap de devises) ;
- Le swap de taux équivaut à restructurer son passif en « swapant » une dette contre une autre : la prévision d’une hausse des taux amène à « swaper » une dette à taux variable contre une dette à taux fixe alors qu’anticiper une baisse des taux incite à l’échange d’une dette à taux fixe contre une dette à taux variable ; - le swap de crédit permet de se prémunir des risques de contrepartie grâce à l’échange de titres de créances entre établissements bancaires, ou encore moyennant le versement régulier de primes à un spéculateur, de s’assurer, en cas de défaillance d’un débiteur, de récupérer le capital restant dû.
Contribuent-ils à la richesse des nations ?
La finance néoclassique adhère à la représentation de marchés financiers efficients. A ce titre, les produits dérivés contribuent à un fonctionnement optimal des échanges. Ils permettent de se couvrir contre une variété de risques économiques et financiers.
Source : Yves Jégourel, Les produits financiers dérivés, Repères 2010 p. 8
Sous cette lunette, les produits dérivés relèvent d’un jeu à somme positive, facteur de croissance. Les firmes exportatrices maîtrisent leurs gains et les firmes importatrices optimisent leurs coûts tandis que les spéculateurs gèrent les risques en maximisant leur résultat. L’économie réelle et la sphère financière sont complémentaires. Il y a interdépendance des sentiers de croissance.
Le risque financier systémique est-il renforcé ?
Les keynésiens contestent l’efficience informationnelle des marchés financiers. Les spéculateurs ne suivent pas une rationalité optimisatrice orientée par les fondamentaux de l’économie : acheter lorsque les cours baissent pour revendre lorsque les cours montent. Se comporter de la sorte serait facteur de stabilisation des prix de marché. A contrario, les spéculateurs sont gouvernés par des croyances collectives. Leurs choix sont fonction de conventions financières : ils achètent lorsque les cours montent et vendent lorsque les cours baissent. Leur rationalité est mimétique. [4].
A cela sept conséquences :
- La mésestimation des risques : en période de boom, l’optimisme domine, les risques sont sous-estimés, la qualité et la rentabilité des titres sont surévaluées ;
- L’effet de levier : le financement par emprunt permet d’accroître les dépôts de garantie et le volume des opérations réalisées, les engagements pris sur les marchés financiers sont supérieurs à la mise de fond détenue, il y a effet de levier grâce auquel la rentabilité de chaque unité monétaire est maximisée ;
- La bulle spéculative : la sous-estimation du risque et l’effet de levier alimentent une bulle spéculative, les acteurs financiers achètent, confirmant la convention financière haussière ;
- Le krach : les écarts aux fondamentaux sont trop importants, des anomalies sont constatées, la croyance collective se retourne, les opérateurs vendent pour limiter leur découvert, les cours chutent ;
- L’effet boomerang : le solde de leur position amène des acteurs financiers à devoir résoudre des problèmes de liquidité, d’autres à se désendetter, pour les plus fragiles, à accepter la faillite ;
- L’effet domino ou de propagation : ces difficultés se transmettent, les faillites des plus fragiles provoquent des défauts de paiement, les problèmes de liquidité des uns se transforment en problème de liquidité pour les autres ;
- L’aversion pour le risque : en période de crise ou récession les opérateurs financiers manifestent une aversion pour le risque, le pessimisme domine, leur objectif est de se désendetter au plus vite et au meilleur prix, le financement de l’économie est freiné. Le marché des produits dérivés participe à ces mécanismes, facteurs d’instabilité. Ils permettent assurément une couverture des risques à l’échelle microéconomique mais renforcent à l’échelle macroéconomique le risque systémique.
Deux effets sont à retenir :
- Les produits dérivés ont un effet procyclique, les options de vente (put) sont réalisées en cas de chute des cours, les options d’achat (call) en cas de hausse, accentuant les fluctuations haussières et baissières ;
- Les produits dérivés lient des marchés qui pouvaient être indépendants les uns des autres, le marché des biens et celui des changes, le marché des changes et le marché des capitaux… ils favorisent ainsi l’effet de propagation des crises. [5]
Ces instruments financiers sont donc à la fois des outils de couverture et des moyens de spéculation. La rationalité mimétique qui gouverne le comportement des acteurs financiers est à la source de crises. Les produits dérivés ne relèvent donc pas d’un jeu à somme positive. A l’échelle microéconomique, le jeu est à somme nulle, les risques sont transférés d’un acteur à un autre acteur. La participation au risque systémique borne leur contribution à la croissance.
Sources et bibliographie :
[1]. Aristote, Les politiques, GF Flammarion, traduction de Pierre Pellegrin. La référence à Thalès se trouve p.125
[2]. Frédéric Lordon, Après la crise financière : « réguler » ou refondre ?, Revue de la régulation 2009. La partie 1.3 « L’innovation » comme croyance et accommodation symbolique dresse le cadre d’une analyse socioéconomique de l’innovation financière.
[3]. Yves Jégourel, Les produits Financiers dérivés, La Découverte « Repères », 2010. Présentation de la variété des produits financiers dérivés alliant clarté et rigueur.
[4]. André Orléan, La notion de valeur fondamentale est-elle indispensable à la théorie financière ?, Regards croisés sur l’économie n°3, mars 2008 p.120 à128. L’approche de l’auteur y est résumée avec la mise en avant des concepts, d’opinion, de convention, de croyance, de mimétisme.
[5]. Laurent L. Jacque,Les produits dérivés et les grands désastres financiers, Economica, 2011. A partir d’études de cas, les risques associés aux produits dérivés sont décrits et analysés : Sumitomo (pour les futures), Barings et Société Générale (pour les options), LTCM (pour les swaps).